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faire agir et mouvoir l’être ; mais quel est le travail final auquel tend la nature, s’il y en a un ? Nous l’ignorons :

Dans vos deux, au-delà de la sphère des nues,
Au fond de cet azur immobile et dormant,
Peut-être faites-vous des choses inconnues
Où la douleur de l’homme entre comme élément.


Ainsi, quand on considère la nature entière, le plaisir apparaît comme n’étant peut-être qu’un accident, tout au moins comme n’étant qu’un effet. Il y a là une sorte d’antinomie entre le point de vue sensible et le point de vue cosmologique, entre le subjectif et l’objectif : pour la sensibilité le plaisir est tout, pour la science et la nature il n’est qu’une partie dans le tout. La morale anglaise s’est placée d’abord à un point de vue exclusivement subjectif et sensible : Bentham et les purs utilitaires ne parlaient que du plaisir et ramenaient finalement tous les plaisirs à ceux du moi. Les évolutionnistes, au contraire, après avoir déclaré avec Bentham que le plaisir est le seul bien, sont obligés ensuite de prendre le point de vue scientifique comme centre de perspective pour contempler révolution du cosmos : dès lors, le moi et ses plaisirs se trouvent rejetés au second plan. Le bonheur même ne doit plus être l’objet immédiat de notre poursuite, mais seulement l’objet final. Il est hasardeux, disent les évolutionnistes, de se perdre avec les utilitaires dans l’évaluation directe du plaisir, soit pour l’individu, soit même pour la société : la vraie méthode scientifique consiste à remonter des faits aux lois qui les régissent[1]. Une fois introduit dans le système du plaisir, l’élément intellectuel et objectif va grandissant d’importance : il fait pour ainsi dire la tache d’huile, et l’épicurisme primitif des Anglais finit par des considérations qui rappellent le stoïcisme. M. Darwin se voit obligé d’apporter une modification importante à la formule de Bentham et des utilitaires, qui était de prendre pour but le plus grand plaisir du plus grand nombre. L’illustre naturaliste substitue au bonheur du plus grand nombre la « préservation de la race sous ses conditions d’existence. » Le terme de bonheur lui semble en effet trop subjectif et trop humain ; il, lui préfère un mot plus vague, mais plus objectif, celui de bien-être général. « Ce terme, dit-il, peut se définir ainsi : le moyen qui permet d’élever, dans les conditions existantes, le plus grand nombre d’individus en pleine santé, en pleine vigueur, doués de

  1. Voir sur ce sujet le chapitre de M. Guyau dans la Morale anglaise contemporaine, page 165 et suiv. Voir aussi la critique de Bentham par M. Spencer, dans les Data of Ethics.