Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 40.djvu/276

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
270
REVUE DES DEUX MONDES.

Français, ne voulait-il, après tout, que mieux marquer la supériorité intellectuelle des Allemands, qui, après avoir inventé l’art de cultiver des ruines et d’en tirer 100 000 florins de rente, ont conservé assez de force d’absorption et de résistance pour ne pas succomber de tristesse sous le poids des ressentimens et des fadaises dont l’école historique se plaît à charger leur mémoire. Ce sont là des qualités que ne leur envient pas à coup sûr les peuples aimables et vraiment sociables qui savent que, sans le don d’oubli, l’humanité ne serait plus possible ni la vie supportable. La France surtout, que les moroses Allemands ont tant plaisir à taxer de frivole, ne demande pas mieux que d’oublier. Elle n’était pas d’humeur, après ses désastres, à se mettre à pleurer en regardant, ébahie et stupide, l’astre allemand monter à l’horizon. Elle est tout aussitôt retournée aux travaux utiles, et elle y eût vite oublié l’énormité de la rançon qu’il lui avait fallu payer, si le vainqueur avait été assez sage pour s’en contenter, car elle ne sait pas garder rancune, surtout pour une affaire de gros sous.

Mais la Prusse, en lui arrachant l’Alsace-Lorraine, l’a frappée d’une blessure trop douloureuse, celle-là, pour être oubliée. Lorsqu’en 1863, l’Angleterre renonça à son protectorat sur les îles Ioniennes, M. de Bismarck n’a-t-il pas dit lui-même avec sa causticité accoutumée : « Un état qui cesse de prendre et qui commence à rendre est fini comme grande puissance ? » La première partie de cet apophtegme est toute prussienne et fait comprendre pourquoi l’oiseau qui symbolise le jeune empire, toutes ailes déployées, les serres grandes ouvertes, prêtes à « empiéter » de toutes parts, et qui tourne vers l’ouest son œil farouche et son bec crochu, a été si amplement pourvu d’organes de préhension par les héraldistes de la couronne : ce sont manifestement des armes parlantes qu’on leur avait commandé de peindre. Quant à ce que le futur chancelier impérial, alors simple comte de Bismarck-Schoenhausen et ministre prussien, disait des nations qui abandonnent bénévolement, par débilité ou indolence, une partie d’elles-mêmes, il ne faisait qu’exprimer sous un tour pittoresque une vérité qui est de tous les temps et qui s’applique à tout organisme, individuel ou social, l’atrophie des extrémités ayant toujours passé pour être, dans un corps vivant, le pire symptôme de marasme.

La France, heureusement pour elle et pour le malheur de l’Allemagne, n’était pas tombée encore à ce point de décrépitude. Elle s’est vivement redressée, et résolue à tous les sacrifices, elle a fait trêve à ses dissensions pour ne pas laisser au vainqueur la joie de la voir s’achever elle-même. L’œuvre de reconstitution de son armée, que les Allemands ont affecté de prendre pour des préparatifs de revanche, n’était de sa part qu’un acte de vulgaire précaution