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L’ALSACE-LORRAINE ET L’EMPIRE GERMANIQUE.

ce point leurs notions anthropologiques : la population alsacienne a décidément cessé d’être de pure race germanique. Dans les premiers temps de la conquête, ils aimaient à se dire, pour se consoler, que plus les Alsaciens faisaient preuve d’attachement à la France, plus ils trahissaient à leur insu leur qualité d’Allemands, dont la fidélité est un des plus nobles privilèges. Toutefois, si Allemand que l’on soit, on ne peut se contenter toujours d’explications aussi transcendantes, et il leur a bien fallu reconnaître que ce prétendu « vernis » français, qu’ils s’étaient fait fort de faire éclater d’un coup d’ongle, a résisté à tous leurs coups de griffe. La vérité est que l’Alsacien est devenu un métis, et il n’a pas sujet d’en avoir honte, puisque c’est à ce prix qu’il lui a été donné de réunir en lui les qualités de deux races si différentes. Ayant perdu de l’Allemand la susceptibilité chagrine, il ne s’offusquait même pas d’être traité parfois par les Français en bardot de la maison, car si peu que l’on soit, c’est quelque chose déjà d’appartenir à une bonne maison.

IV.

C’est, selon nous, une illusion et une crainte chimérique de croire qu’avec l’aide du temps l’éducation prussienne pourra parvenir à modifier sérieusement cette situation. Les générations ne se font pas tout d’une pièce ; elles se transmettent l’une à l’autre ce qui les a faites grandes, prospères, civilisées, et le régime allemand réussît-il à faire oublier aux Alsaciens jusqu’à leur énergique et pittoresque patois, pour mettre à la place la langue zézayante et prétentieuse qu’on parle en Brandebourg, qu’ils ne resteraient pas moins imprégnés de ce levain français qui les rend à jamais incapables de devenir de bons et féaux Allemands : M. de Manteuffel doit le reconnaître déjà.

C’est bien moins encore de la force purement matérielle que l’Allemagne peut attendre le triomphe final du pangermanisme en Alsace-Lorraine. Pour prétendre avoir raison de sentimens aussi profondément enracinés dans la population conquise et de la vitalité que la France tire de son unité, pour enrayer l’action latente et continue qui crée les sympathies et les antipathies, c’était en vérité trop peu de restaurer dans sa brutalité le droit de conquête et d’inventer les nations armées. Pour écraser et anéantir, il faut un prétexte, que l’Alsace aussi bien que la France se gardent de fournir. Il faut aussi, pour rester vraiment fort, l’être plus que tout autre, et quelque zèle qu’y mette la Prusse, elle ne pouvait sérieusement prétendre, en temps de concurrence universelle, conserver le monopole du militarisme. C’est à elle-même qu’elle doit s’en prendre