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du protectionisme que du socialisme, deux doctrines si voisines l’une de l’autre. Necker avait écrit son livre contre Turgot à l’époque où celui-ci voulait supprimer en France les douanes intérieures. Il soutenait que le blé était un produit d’une nature particulière qui échappait par son essence même aux lois ordinaires de l’échange. Il mettait en opposition les trois intérêts du propriétaire, du marchand et du peuple. Le propriétaire ne voit dans le blé que le fruit de ses soins ; le marchand n’y voit qu’une marchandise ; le peuple un élément nécessaire à la consommation ; le seigneur invoque la propriété, le marchand la liberté, le peuple l’humanité. La discussion entraînait Necker jusqu’à sonder l’origine du droit de propriété, et il disait comme Rousseau : « Votre titre de possession est-il écrit dans le code ? Avez-vous apporté votre terre d’une planète voisine ? Non, vous jouissez par l’effet d’une convention. » Si l’on assujettit le propriétaire à une certaine restriction, ce n’est pas là une violation du droit de propriété ; c’en est la condition. La propriété héréditaire est « une loi des hommes ; » c’est « un privilège ; » un abus de la liberté qui peut aller jusqu’à permettre que la force opprime le faible : or a le fort dans la société, c’est le propriétaire ; le faible, c’est l’homme nu sans propriété. » Il affirmait que « les lois prohibitives sont la sauvegarde des pauvres contre le riche. » Necker résumait le conflit du capital et du travail en termes énergiques qui nous scandaliseraient aujourd’hui : « Combat obscur et terrible, disait-il, où le fort opprime le faible, à l’abri des lois, où la propriété accable le travail du poids de sa prérogative. » Et en quoi consistait, suivant lui, cette oppression ? « Dans le pouvoir qu’ont les propriétaires de ne donner en échange du travail que le plus petit salaire possible. Les uns donnent toujours la loi ; les autres seront toujours contraints de la recevoir. » Il terminait, proclamant le droit à la subsistance : « Quoi ! le souverain pourrait contraindre le peuple à exposer sa vie pour la défense de l’état, et il ne veillerait pas à sa subsistance ! Il ne modérerait pas l’abus de la propriété envers l’indigent ! » On le voit, il est impossible de méconnaître dans cet ouvrage de Necker le caractère d’un socialisme inconscient[1], sous forme, de protectionisme. Après tout, théorie à part, ces maximes restrictives avaient toujours plus ou moins régi, dans la pratique, le commerce des blés. C’était la liberté qui était nouvelle et révolutionnaire ; c’est la tradition qui était restrictive : la convention, en adoptant des mesures de ce genre avec une violence qui était dans son

  1. M. Louis Blanc a très bien vu le caractère socialiste de l’ouvrage de Necker, et dans le t. Ier de son Histoire de la révolution, il lui fait une place importante parmi les précurseurs et les apôtres du principe de fraternité.