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turques un tableau aussi vrai qu’effrayant : partout oppression, désordre, misère, le travail rançonné par le crime impuni, la justice vénale, les sources de la richesse taries, la population et la culture en décroissance. « Comment, s’écrie-t-il, lord Palmerston, qui a lu les rapports de ses consuls, peut-il parler du progrès de la Turquie ? Est-il trompé ou veut-il tromper les autres ? »

Saint-Marc Girardin avait visité le Danube en 1836, et, depuis lors, il s’était intéressé au sort des populations de la péninsule des Balkans. Il était arrivé à la conviction que la seule politique à suivre en Orient était de favoriser l’émancipation des chrétiens à mesure qu’ils se montraient capables de se gouverner eux-mêmes. A propos des mémoires de M. Guizot, il prouve que telle avait toujours été la politique de la France, qu’elle fût dirigée par M. Guizot ou par M. Thiers. C’est la cause que le gouvernement français défendait en 1840, quand il voulut maintenir l’indépendance de l’Égypte et de la Syrie contre l’Europe coalisée. Saint-Marc Girardin résume, en 1862, les résultats de ce curieux épisode de la façon suivante : « Ce qui reste du traité de 1840, après vingt-deux ans d’expérience, est donc pour la France un échec qui s’est changé en succès et pour l’Angleterre un succès qui s’est changé en échec. » Combien ceci n’est-il pas plus vrai aujourd’hui, après que lord Beaconsfield, tout en restant fidèle en paroles à la politique de lord Palmerston, a consenti, en fait, à Berlin, au dépècement de la Turquie et a même pris sa part du butin par l’occupation de Chypre, par le protectorat de l’Asie-Mineure et par l’étrange et significatif achat des actions du canal de Suez ?

La campagne de Saint-Marc Girardin, poursuivie dans la Revue, contre la politique anglaise en Orient est un chef-d’œuvre de tactique. Tous ses argumens portent coup. Il a des mots incisifs et décisifs et des traits d’éloquence qui vont au cœur. « Où est donc, dit-il, l’empire turc ? Dans les discours de lord Palmerston et nulle part ailleurs, pas même dans les cartons du foreign office, car c’est dans les rapports des consuls anglais qu’on voit que la Turquie se meurt. » (Avril 1861. ) Son article du 15 janvier 1861 sur les finances turques est une prophétie. Il prouve que la banqueroute est inévitable. Que de centaines de millions conservées à l’épargne européenne si on l’avait cru ! « On fera, dit-il, de très beaux règlemens sur les finances turques ; malheureusement le fond manque, c’est-à-dire l’honnêteté. Le tonneau des Danaïdes était très bien cerclé, j’en suis sûr ; mais le fond manquait. »

Il trouve, dans un livre très intéressant que l’économiste Nassau Senior venait de publier sur l’Orient, les causes de la décadence de l’empire ottoman, et il les résume ainsi : « Les Turcs d’Europe ne produisent pas. Ce n’est qu’une population parasite qui vit