Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 40.djvu/440

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

transporter sur les flots bleus de la mer de Marmara ? Il n’y a guère dans le monde que deux pays qui, en fait d’avenir, puissent se permettre les « longues pensées » : ce sont les États-Unis et la Russie. Eux seuls ont devant eux des espaces immenses où il y a place pour des centaines de millions d’êtres humains. Les autres états civilisés, — l’Italie, l’Espagne, l’Angleterre, la France, l’Allemagne, — peuvent être grands par la pensée ou par l’art, ce qui est au fond la vraie grandeur ; ils peuvent être heureux comme le sont la Suisse ou la Belgique malgré leur petitesse ; mais relativement à ces colosses de l’avenir, ils tomberont au second rang pour la population et par conséquent pour la force militaire. Quand la Russie aura deux cent millions d’habitans, le chemin dés Dardanelles lui sera-t-il encore fermé ?

Je me rappelle avoir vu dans le journal satirique de Berlin, le Kladderadatsch, un dessin humoristique qui caractérisait bien ce côté de la question d’Orient. Un cosaque, caché sous les branches d’un sapin tout couvert de neige, contemplait amoureusement une houri balancée dans les grandes feuilles retombantes d’un palmier » Au-dessous on lisait ces jolis vers de Heine :

Ein Fichtenbaum steht einsam
Im Norden auf kahler Höh !
Ihn schläfert ; mit weisser Decke
Umhullen ihn Eis und Schnee.
Er traümt von einer Palme,
Die fern im Morgenland
Einsam und schweigend trauert
Auf brennender Felsenwand[1].


Il est impossible que le panslavisme ne rêve pas à Constantinople, et il ne l’est pas moins qu’un vrai patriote russe ne soit pas panslave. A moins que l’Autriche ne devienne un second empire slave, il est probable que toutes les populations appartenant à cette race s’uniront un jour sous forme d’état unitaire ou de fédération. Quand Napoléon III exposait, dans une pièce diplomatique, la théorie des grandes agglomérations, il a été absolument imprudent, mais il indiquait néanmoins une des forces principales qui déterminent les événemens de notre époque. Au moment où la facilité des communications et des échanges, la similitude des lois, la connaissance des langues étrangères et en un mot tous les facteurs de la civilisation moderne, produisent une intimité de plus en plus

  1. Un sapin s’élève solitaire dans le nord sur un sommet nu. Il sommeille : la glace et la neige l’ensevelissent sous leur blanc manteau. Il rêve d’un palmier qui loin de là, au pays d’Orient, solitaire et muet, s’attriste sur le bord d’un rocher brûlant.