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M. Kinnaird Rose que près de 120,000 Turcs s’étaient déjà ainsi répandus dans le pays pour en vivre comme une armée ennemie. Voilà les premiers résultats de la victoire diplomatique de lord Beaconsfield.

Pour défendre le pays contre les Grecs et, éventuellement, contre l’Autriche, la Porte y a concentré un corps d’armée de 40,000 hommes qui, depuis plus de deux ans, dit M. Kinnaird Rose, ne reçoivent plus de paie et vivent donc à merci sur les habitans. Un fléau pire encore, ce sont les gendarmes, les zaptiehs, qui doivent maintenir l’ordre. Ils ne subsistent qu’en dévalisant les malheureux paysans. Quand ceux-ci ne leur donnent pas assez d’argent, ou ne peuvent leur livrer tous ce qu’ils exigent, ils ont recours à toutes les formes de la torture. Des consuls ont cité à M. Kinnaird Rose des faits horribles. Ici ils pendent les malheureux chrétiens par les pieds et les enfument ; ailleurs ils les enduisent de pétrole et de plumes et les brûlent ; d’autres fois ils les dépouillent de leurs vêtemens et les attachent à des arbres, l’hiver, jusqu’à ce qu’ils soient gelés. Souvent ils enlèvent les jeunes filles ou les outragent sous les yeux de leurs parens. Les missionnaires américains à Monastir comptaient dans les environs immédiats de la ville 250 assassinats, en moins d’une année, et tous impunis. Un Turc peut tuer un chrétien sans crainte, car, pour être relâché, si par exception il est pris, il n’a qu’à invoquer la légitime défense[1].

Les paysans musulmans, d’ordinaire bons et inoffensifs,

  1. On remplirait un volume des faits horribles qui affligent ces malheureuses provinces. Récemment le gouverneur de Castoria envoie une bande de bachi-bouzouks sons les ordres d’un mécréant de la pire espèce, nommé Abadeen Agha, à la poursuite des brigands du Selinitza. Au lieu des voleurs, la bande attaque et pille les habitans, en égorge une trentaine et rapporte leurs têtes dans des sacs, disant que c’étaient celles des brigands. L’affaire transpire. Abadeen-Aghn est mis en prison pour quelques mois, puis relâchée Le village chrétien de Kutavista est attaqué par les Turcs. Les habitans se plaignent au pacha d’Uskub. Celui-ci envoie deux zaptiehs faire une enquête. Ceux-ci prennent logement dans une bonne maison du village, s’y enivrent, et prenant à partie leurs hôtes, les tuent et les mutilent de la façon la plus révoltante. Le chef du village place les corps affreusement défigurés sur une araba et les transporte au konak du gouverneur à qui il demande justice. Le crime est prouvé et les zaptiehs mis en prison. Trois jours après ils étaient libres. M. Kinnaird Rose rencontre au café à Uskub un jeune et brillant officier dont il cite le nom. Le père de I… Bey est riche ; il possède près de la ville une grande propriété. Son fils s’y rend avec quelques amis pour s’amuser. Ils s’emparent du chef du village voisin, qu’ils forcent par des tourmens odieux à appeler les principaux chefs de famille, et on oblige ceux-ci, par de nouveaux supplices, à livrer leurs filles qui, pendant trois jours et trois nuits, sont soumises à toutes les indignités. Un autre officier, nommé B… Bey, enlève une jeune fille d’une grande beauté d’un village situé au pied des monts Karsgack. L’infortunée résiste. Le monstre la fait mourir d’une façon atroce, au moyen d’un fer rouge. Le père, qui s’appelait Kalchoff, va se. Plaindre au konak. Il est jeté en prison pour avoir osé accuser un musulman, lui un chien de chrétien. Les faits du même genre sont fréquens.