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demandant la mise à exécution des stipulations du traité de Berlin n’aura pas oublié ce point important, et sans doute à Constantinople M. Goschen et le commissaire lord Edmond Fitz-Maurice y appelleront l’attention toute particulière du sultan. Il appartient surtout à la France, qui heureusement n’a à poursuivre en Orient aucun intérêt égoïste, d’élever la voix en faveur des droits méconnus de l’humanité et de soutenir les justes réclamations du cabinet Gladstone.


IV

Le côté le plus discutable des vues de M. Gladstone sur l’Orient, c’est son appréciation du rôle qui y est réservé à l’Autriche. Cette appréciation, nous la trouvons exposée, avec une grande netteté et dégagée de toutes les vivacités de langage de ses discours, dans l’étude qu’il a consacrée récemment au livre de O. K. L’Europe, dit M. Gladstone, est déterminée à ne pas tolérer que Constantinople tombe aux mains de la Russie. Mais ce serait un fâcheux et périlleux moment que celui où l’Autriche tenterait d’y prendre sa place. Il ne s’agit pas d’une Autriche transformée et devenue slave, mais de l’Autriche actuelle qui, en Orient, s’est toujours montrée hostile à l’émancipation des populations chrétiennes et qui, en Bosnie, d’après les témoignages les plus récens et les plus dignes de foi, s’efforce d’étouffer le sentiment national. Cette attitude de l’Autriche doit nécessairement avoir pour but de faire apparaître aux yeux des Slaves de la Turquie la Russie comme l’unique défenseur de leur nationalité et de leur foi et, par conséquent, de les livrer à son influence exclusive. Le comte de Beust avait mieux compris la vraie mission de son pays quand il proposait à l’Europe de favoriser dans la péninsule des Balkans la création d’états chrétiens autonomes. Mais en faisant de la politique antislave en Orient, l’Autriche porte atteinte aux droits de l’humanité et compromet son propre avenir, car elle pousse dans les bras de la Russie tous ses sujets slaves qui forment la majorité dans l’empire dualiste. Dans sa lettre au comte Karolyi[1], M. Gladstone ne retire rien de cette appréciation, ou plutôt il la confirme. Il y dit, en effet,

  1. C’est dans un discours adressé le 22 mars dernier aux électeurs du Midlothian que M. Gladstone, faisant allusion aux projets d’annexion attribués à l’Autriche, s’était écrié : Hands off ! A bas les mains ! Peu de temps auparavant, et dans le parlement et dans le Lancashire, lord Salisbury, parlant comme ministre des affaires étrangères, avait fait entendre que, si la Turquie devait perdre ses provinces, elles passeraient aux mains de l’Autriche et non dans celles de la Russie. C’est ce projet avoué qui provoquait l’irritation de M. Gladstone. Quelques jours plus tard, ayant appris la pénible impression que ses paroles avaient faite à Vienne, il disait dans un second discours prononcé également en Écosse : « Si l’empereur d’Autriche et son premier ministre veulent bien nous envoyer une communication à ce sujet, nous souhaitons qu’elle soit précise. Qu’il leur plaise de nous dire : Nous repoussons tous les projets dirigés contre l’indépendance des races qui habitent la péninsule des Balkans, et dès ce moment je serai le premier à exprimer mon respect et mon estime pour le gouvernement autrichien. » M. Gladstone, dans sa lettre au comte Karolyi, ne rétracte rien et tient le même langage que dans ses discours. L’ambassadeur d’Autriche lui ayant donné l’assurance que son gouvernement n’a aucune pensée de conquête, M. Gladstone n’avait plus qu’à se déclarer satisfait. C’est ce qu’il fait dans sa lettre du 8 mai dernier.