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de supposer qu’il aurait rebroussé chemin parce qu’il n’y aurait pas eu lu prise de la Bastille et les scènes qui l’ont accompagnée, qui l’ont souillée du sang des premières victimes. C’est exactement comme si l’on disait que l’œuvre définitive, essentielle, légitime de la révolution ne se serait pas accomplie s’il n’y avait eu cette traînée de dates lugubres, et le 10 août et le 2 septembre et le 21 janvier et le 31 mai, — que les crimes, les proscriptions et les violences de toute sorte ont été nécessaires pour préparer ou assurer ses bienfaits. Il n’en est rien heureusement.

Cette abdication du monde ancien qui a été la révolution même s’est réalisée, non parce qu’un coup de main populaire avait fait tomber une forteresse sans défense, mais parce qu’elle était mûre dans les esprits, parce qu’elle avait été préparée partout un mouvement de civilisation ; si cette transformation d’une société a pu être compromise, si elle est restée suspecte, c’est parce qu’elle est toujours apparue avec ce cortège de « journées, » d’événemens tragiques qui assombrissent quelques années du passé. Et voilà pourquoi c’est une dangereuse inspiration ou une vaine superstition de parti d’aller chercher dans la révolution quelques dates équivoques qui ne rappellent que des violences, qui sont toujours contestées, qui ne font que perpétuer ou raviver les divisions, au lieu de s’attacher à la pensée même, aux résultats inaliénables, aux bienfaits qui n’effacent pas les crimes, mais qui les rachètent ! Est-ce qu’aujourd’hui, après un siècle, après tout ce qui s’est passé, il est prudent ou sérieux de faire de l’anniversaire de la prise de la Bastille une espèce de réhabilitation officielle de l’insurrection, une occasion d’effervescences populaires et de manifestations qui peuvent n’être pas toujours inoffensives ? Si on voulait dire la vérité, on avouerait que ce choix du 14 juillet est un tribut payé au fétichisme. Une banalité de parti, une satisfaction, non certes pour le pays, qui n’a rien demandé, mais pour quelques vieux séides qui en sont toujours à se figurer qu’ils ont quelque Bastille à prendre. Ce qu’il y a de plus curieux, ce que les promoteurs du nouveau 14 juillet paraissent oublier, c’est que l’idée de la fête d’aujourd’hui n’est pas aussi exclusivement républicaine qu’ils le pensent, c’est qu’ils ne font que renouer tout simplement une tradition napoléonienne. Ils ont un précurseur sous les auspices duquel ils auraient pu mettre leurs cérémonies : c’est le premier consul, l’empereur lui-même, qui s’entendait à tout organiser. A peine le dix-huit brumaire était-il accompli, le, pouvoir consulaire résumé en Bonaparte se hâtait de « faire quelques changemens dans le système des fêtes commémoratives des événemens de la révolution, » et du fatras du calendrier républicain il dégageait le 14 juillet comme le jour du « triomphe de la liberté. » Une gardait que l’anniversaire de la Bastille — avec le 1er vendémiaire, anniversaire de la « fondation de la république » qui ne venait