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condamnation parait avoir été fictive, car, au même moment, on le voit entrer à Paris dans les bureaux de l’administration des subsistances. Mais là bientôt son caractère difficile et soupçonneux le met de nouveau en péril. Il commence par dénoncer le procureur général Manuel comme ayant organisé la famine : il va plus loin et accuse l’administration tout entière, le maire de Paris, les ministres, les comités : partout il découvre et dénonce un nouveau pacte de famine. Les sections prennent parti pour l’accusation et nomment une commission pour l’examiner. Le comité de salut brise la commission et envoie Babeuf à l’Abbaye. Le président de la commission est condamné à mort, et Babeuf est renvoyé au tribunal de l’Aisne, qui le met en liberté, le 20 messidor (an II)[1].

Ainsi, sous la terreur de 93, Babeuf avait osé se mettre en conflit avec la terrible dictature de Robespierre et de la convention : aussi le voyons-nous applaudir énergiquement au 9 thermidor et faire cause commune avec tous les adversaires du terrorisme[2]. Il fonde le Journal de la liberté de la presse, dont tous les premiers numéros sont consacrés à Robespierre. Il distingue deux Robespierre : l’un jusqu’au commencement de 93, l’autre depuis cette époque ; l’un apôtre de la liberté, l’autre le plus infâme tyran. Cette distinction vient à l’appui de celle que nous faisions nous-même dans un travail précédent, entre le Robespierre d’avant le 31 mai et celui d’après le 31 mai, le premier flattant les passions anarchiques et socialistes, le second revenu, malgré son terrorisme, à des idées gouvernementales. Or le Robespierre que Babeuf approuve, c’est le premier : c’est l’ennemi des girondins, c’est l’associé de Danton et de Marat dont il fait l’éloge : il ne le combat que lorsqu’il est resté seul, et qu’il est devenu le maître. Il le nomme « l’empereur Robespierre, » — « l’Attila Robespierre, » — « Robespierre l’exterminateur. » — Il lui reproche « un machiavélisme atroce » emprunté « au gouvernement du Maroc et d’Alger. » Il appelle son système « l’antropophagie révolutionnaire. » « C’est, dit-il, un gouvernement de sang que l’on voudrait effacer de l’histoire. » II enveloppe tous les jacobins dans sa haine contre Robespierre et leur inflige la plus sanglante injure qui fût dans le vocabulaire du temps : il les appelle « des prêtres, » et ne craint pas de demander des mesures de rigueur contre eux : « Puisque la queue de Robespierre, dit-il, est si difficile à extirper, il faut employer le vert et le sec ; » il faut se servir tantôt « de la foudre de Marat, » tantôt « du caustique de Desmoulins. » Il prédit

  1. Voilà la troisième fois que Babeuf est poursuivi sans aucune conséquence fâcheuse pour lui. Il devait avoir, sans doute, des accointances secrètes dans le parti dominant. On sait par exemple qu’il était lié avec Fouché ; peut-être est-ce là le secret de son impunité.
  2. Cabet prétend même que le mot de terrorisme est de l’invention de Babeuf.