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est le bonheur commun. » Il explique son changement de titre. Il s’appelle tribun du peuple, dit-il, c’est-à-dire défenseur du peuple ; il se met « sous le patronage des plus honnêtes gens de la république romaine. » Quant au changement de prénom, il l’explique en ces termes : « Pourquoi vouloir me forcer à conserver saint Joseph pour mon patron ? Je ne veux point des vertus de ce brave homme-là. » Bientôt enfin il jette le masque, et le faux modéré se montre tel qu’il est, avouant lui-même qu’il s’était couvert d’une apparence trompeuse : « J’ai voulu, dit-il, essayer le stylet de l’astucieux politique et prendre un long circuit pour arriver à quelques mots de raison. Cette armure et ce genre d’escrime ne me vont point. Ils ont failli me faire passer pour un athlète équivoque. Je redeviens moi ; j’abjure toute feinte. Le brave Ajax ne doit pas recourir aux ruses d’Ulysse. » Il annonce donc qu’il va déchirer les voiles et dire « le fin mot, l’à-quoi-bon de la révolution. »

Il distingue deux républiques, qui bien souvent depuis ont été opposées l’une à l’autre : l’une bourgeoise et aristocratique, l’autre populaire et démocratique. La première veut un patriciat et une plèbe ; la seconde veut non-seulement l’égalité des droits, l’égalité dans les livres, mais l’égalité réelle, c’est-à-dire « l’honnête aisance et la suffisance légalement garantie de tous les besoins physiques. » Il rappelle toutes les mesures sociales de la convention que nous avons récemment signalées et en fait un thème d’accusation contre les membres de cette assemblée qui les avaient oubliées : « Souvenez-vous que vous promettiez une propriété à la fin de la guerre à tous les défenseurs de la patrie ? Souvenez-vous de la loi qui garantit des lots territoriaux aux sans-culottes impropriétaires. » Quelque temps après, il se déclarait encore plus ouvertement dans le no 34 de son journal (15 brumaire, an IV. ) Qu’est-ce que la révolution ? disait-il : « Une guerre déclarée entre les patriciens et les plébéiens, entre les riches et les pauvres. » Cet article fit un grand « tapage, » selon l’expression de Babeuf. Fouché lui-même, qui jusqu’alors avait protégé Babeuf contre les thermidoriens, se déclare contre lui. Babeuf s’expliqua dans le numéro suivant (no 35, 17 brumaire) le plus important de tous[1], et qui plus tard fut une des pièces de l’accusation. Il y exposait son programme. Pour la première fois la thèse communiste était posée et défendue systématiquement, comme le dernier mot de la révolution. Comment Babeuf y était-il arrivé ?

  1. Les numéros du journal paraissaient assez irrégulièrement, surtout depuis cette époque. Le premier numéro est du 17 fructidor (an II, 93) ; le dernier (no 43) est du 5 floréal an IV (95), quinze jours avant l’arrestation de Babeuf. — Babeuf se brouilla avec Fouché à cause du no 34. Il prétend dans le numéro suivant que Fouché l’a fait tâter pour lui offrir 6,000 abonnemens de la part du directoire, moyennant suppression de certains passages.