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ami, le bonheur dont je jouis avec toi est quelquefois légèrement obscurci par mes craintes. Ton caractère n’est pas aussi invariable que le mien. Souvent même tu te méconnois. Le monde et les affaires te sont nécessaires. Tu trouves avec moi tous tes plaisirs, mais non pas tous tes besoins. Peut-être un jour… ma plume se refuse à le tracer. Ah ! si jamais je t’étois moins chère, je ne survivrois pas un moment à la perte de ta tendresse. Pour moi, je le sens, je n’ai plus qu’une âme, et c’est la tienne. Il faut t’aimer ou mourir.


Lorsque Mme Necker offrait à son mari de renoncer à ses visées littéraires et à l’Éloge de Fénelon qu’elle composait, à la condition que, de son côté, il abandonnerait la direction de la compagnie des Indes, le marché qu’elle proposait n’était pas tout à fait égal. Peut-être ne se rendait-elle pas assez compte que les femmes seules sont capables de s’absorber à ce point dans un sentiment unique et qu’il est bien peu d’hommes (soit infériorité, soit force plus grande de leur nature) auxquels on puisse demander de faire à l’amour le sacrifice des ambitions de leur vie. Aussi la déraison de ces exigences fit-elle éprouver à Mme Necker toutes les tortures d’un sentiment dont un peu de réflexion aurait pu lui épargner l’épreuve, de la jalousie, non pas cette jalousie sotte et grossière qui se porte mal à propos sur quelque personne déterminée, mais cette jalousie plus noble qui voudrait posséder sans partage toutes les pensées et tous les instans de l’être aimé. Si déjà elle avait trouvé une rivale redoutable dans la compagnie des Indes, ce fut bien pis quand, après l’avènement de Louis XVI, le vent soufflant de tout côté aux réformes, l’opinion publique appela M. Necker aux affaires, et quand il se vit aux prises avec l’écrasante besogne de mettre en pratique ses plans de réforme financière et administrative. Mme Necker se méprit à la préoccupation habituelle de son mari, à ses longs silences, à ses inégalités d’humeur, et dans un changement d’attitude causé par les agitations intérieures d’une nature dont la sensibilité avait peine à se faire aux rudesses de la vie publique, elle crut apercevoir les symptômes d’un refroidissement de sa tendresse. C’était précisément le moment où les premières atteintes de l’âge commençaient à se faire sentir chez elle ; peu à peu elle voyait se détruire sous les coups d’une santé chancelante ce charme du visage et en particulier cet éclat du teint qui avait été un des grands attraits de sa jeunesse. La pensée qu’elle n’occupait plus tout entière l’âme de son mari et que peut-être elle avait cessé de lui plaire plongeait Mme Necker dans un véritable désespoir. Cependant ce serait en vain qu’on chercherait l’expression de ce sentiment dans ses lettres à ses amis les plus intimes, à Thomas, à Moultou lui-même, car cette âme fière