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écrivant dans son journal : « Il admire beaucoup celui de maman, mais le mien le flatte davantage. »


IV.

Durant ces années un peu pénibles pour Mme Necker, un nouvel incident vint augmenter encore la tension de ses rapports avec sa fille. L’enfant avait grandi ; à l’adolescence avait succédé la jeunesse, et, dans un temps où les filles se mariaient de bonne heure, la question de son établissement ne pouvait manquer de préoccuper ses parens. Ce n’était pas en effet chose facile que de marier à la cour de Louis XVI une jeune fille appartenant à la religion prétendue réformée. Depuis que la main puissante de Louis XIV avait ramené toute la noblesse à l’orthodoxie, il n’était personne, parmi les protestans de France, qui fût en position de prétendre à la main de Mlle Necker. Il ne fallait pas penser à lui faire épouser un catholique dans un temps où la cérémonie religieuse constituait seule le mariage et où pas un membre du clergé n’aurait consenti à bénir ce que nous appellerions de nos jours un mariage mixte. La destinée de Germaine Necker était donc de s’unir, soit à quelque Genevois compatriote de son père (mais peut-être M. et Mme Necker rêvaient-ils pour leur fille une vie plus brillante que celle de l’aristocratie genevoise dans ses beaux et tristes hôtels des rues hautes), soit à quelque étranger sujet d’un prince protestant. Il faut ajouter que Mme Necker était, et avec raison, difficile. Elle ne cherchait pas seulement quelqu’un qui sût apprécier et chérir sa fille, mais quelqu’un qui tînt aussi à singulier honneur de devenir le gendre de M. Necker. Elle voulait que, par l’éclat de son rang à l’étranger, le mari de sa fille rehaussât encore la situation que M. Necker occupait en France. Elle voulait en un mot qu’il eût « l’auréole. » C’était là ce qu’il fallait, suivant elle, au gendre de M. Necker. Mais ce gendre ne s’était pas encore présenté, et M. et Mme Necker ne voyaient pas sans inquiétude leur fille approcher de sa dix-huitième année, lorsque, dans un voyage à Fontainebleau, où ils avaient suivi la cour, ils rencontrèrent le second fils de lord Chatham, le jeune William Pitt.

Celui-là avait bien l’auréole, autant par le nom qu’il portait que par le feu du génie qui brillait déjà dans ses yeux. A peine âgé de vingt-trois ans, il avait déjà rempli dans le ministère de lord Rockingham les importantes fonctions de chancelier de l’échiquier et si haute était l’estime où on le tenait dans son pays que personne ne faisait doute de le voir bientôt rappelé au pouvoir. C’était bien là le gendre que Mme Necker avait rêvé, et son imagination s’enflamma à l’idée de préparer cette union. Tout ce qu’elle avait