Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 40.djvu/619

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


Ce 21 juillet.

Qu’il m’en coûte pour me réveiller. Ah ! ce n’est pas le caractère du bonheur que de craindre tant de commencer la journée, de redouter le moment où tous les souvenirs vont rentrer dans le cœur, et de préférer à la vie une image de l’anéantissement. Le sommeil me fait souvent trembler ; l’âme et le corps ensemble immobiles paraissent avoir alors une destinée trop pareille ; mais, non, non ! le sentiment de soi subsiste encore, et c’est lui qui caractérise l’existence morale.

Mme de Beauveau vint hier nous faire une visite avant d’aller à Ségrais. Charme infini de cette femme. Ce n’est rien qui vous enlève hors de vous-même ou au-dessus, mais c’est dans votre état habituel un des grands plaisirs que la conversation puisse vous donner ; un naturel simple, un esprit raisonnable, de la facilité plutôt que de l’aisance, un ton de grande dame, mais qui semble venir plutôt de ce qu’elle se montre telle qu’elle est que de ce qu’elle voit les autres tels qu’ils sont ; par conséquent, les mêmes manières avec les rangs différents, je ne dis pas les mêmes discours, car ce serait alors confondre les personnes ; connaissant parfaitement les caractères et n’apercevant pas les ridicules, vrai signe de bonté qui met à l’aise avec elle ; ne généralisant pas, je crois, infiniment les idées, mais vivement intéressante quand elle parle d’un homme ou d’un événement considérable ; donnant à penser plus qu’elle n’a pensé elle-même, mais uniquement parce qu’elle n’a pas donné du temps à sa pensée : elle en a l’instinct plus que la réflexion. Elle a sûrement beaucoup d’imagination, et je parierais que dans sa société tout le monde ne lui croit pas cette qualité, parce que l’éclat et l’inconvénient de l’imagination vient de la faculté d’inventer et elle ne sait que transmettre, mais avec une vérité extrême. Elle compte tous les détails de tout ce qu’elle a vu et on dirait qu’elle a choisi à plaisir les circonstances les plus propres à intéresser. Une sensibilité, je ne dirai pas ardente, je ne dirai pas profonde, mais vraie, mais bonne, mais continuelle ; une manière d’aimer son mari simple, touchante et qui paraît naturelle à ceux mêmes qui le connaissent. Il y a des femmes qui aiment plus leur mari qu’elle n’aime le sien, mais elles le disent encore un peu plus que cela n’est, et comme la mesure de ce qu’elles ajoutent est inconnue, aimant plus, elles font cependant moins d’effet que Mme de Beauveau. Nous la comparions avec Mme de Grammont[1]. Elle me disait en

  1. Béatrix de Choiseul-Stainville, duchesse de Gramont (et non pas Grammont), sœur du duc de Choiseul, née en 1730, morte sur l’échafaud le 17 avril 1794.