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lesquels le langage désigne les réalités l’équivalent des réalités elles-mêmes, et peuplait ainsi le monde de puissances mystérieuses, paraissant à propos comme les dieux de théâtre ou les fées d’Amadis, faisant tout ce que voulait un philosophe sans façon et sans outils[1]. » Vient l’âge moderne, où la science proprement dite apparaît dans toutes les directions de la pensée, en mathématiques, en astronomie, en physique, en physiologie. Si la métaphysique n’avait point, comme le dit le positivisme, un objet sérieux et propre, on aurait peine à comprendre comment elle a pu renaître et fleurir dans cet épanouissement scientifique de l’esprit nouveau. Et pourtant c’est ce qui arrive. La métaphysique prend son essor en même temps que la science, et ce qu’il y a de plus curieux, c’est qu’elle le prend chez les grands esprits qui ont cultivé les sciences avec le plus de succès et d’éclat. Des deux grands réformateurs de l’esprit humain, Bacon et Descartes, si le premier condamne tout à la fois la scolastique et la métaphysique, le second, tout en ruinant la scolastique, rentre dans la spéculation métaphysique, en répudiant la tradition des causes finales comme Bacon, Malebranche et Spinoza. On peut contester la méthode et la doctrine du cartésianisme. Nul historien, nul critique n’a songé à l’assimiler à la scolastique. « N’est-ce pas un métaphysicien, Descartes, dit M. Liard, qui a chassé de la nature les entités et les causes occultes et tenté de tout expliquer, dans le monde des corps, par les lois du mouvement ? Les explications de détail sont depuis longtemps déjà abandonnées ; mais la conception générale demeure toujours, et elle est le terme auquel semblent tendre chaque jour davantage les sciences positives de la nature[2]. » Et, quoi qu’on puisse penser de ces grandes conceptions d’un Malebranche et d’un Spinoza, est-il possible de n’y voir autre chose que des entités verbales ? La vision en Dieu, c’est-à-dire la vue de toutes les réalités particulières et individuelles dans l’être universel, n’est-ce pas une de ces hautes intuitions de la pensée qui éclairent la contemplation des choses ? L’idée de la substance unique n’est-elle qu’une abstraction sans valeur et sans portée dans l’histoire de la théodicée ? Nous voulons bien que les méthodes de Descartes, de Malebranche, de Spinoza ne soient pas les plus sûres pour atteindre au résultat qu’ils ont poursuivi ; c’est ce que montre la suite de l’histoire de la métaphysique. Toujours est-il que leurs conceptions sont du nombre de celles auxquelles on ne peut appliquer la définition du positivisme. Et Leibniz, qui reprend la tradition des causes finales et y appuie toute sa

  1. Liard, la Science positive et la Métaphysique, p. 43.
  2. Liard, ibid., p. 59.