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prononcer, et qu’un prince dévot comme Constance, qui mettait sa gloire à fermer les temples et à convertir ses sujets, ait pu les entendre ou les lire. Il faut évidemment que ce genre d’éloquence ait joui de privilèges particuliers : de même qu’il y était permis de mentir effrontément, on pouvait y employer cette phraséologie païenne sans danger. Elle était consacrée par des chefs-d’œuvre ; les rhéteurs s’en servaient depuis des siècles, et c’était comme une ancienne mode qu’on tolérait par habitude et par respect. Il n’en est pas moins étrange que, dans un moment où les deux cultes se disputaient encore les âmes, on ait permis à l’homme qui faisait profession d’être chrétien à l’église de rester païen à l’école. Julien pouvait donc à la rigueur, sans étonner les indifférens, sans même trop effaroucher les dévots, invoquer Jupiter[1] et trouver un sens très moral à la légende d’Hercule dans ses panégyriques ; mais l’empressement qu’il mit à user de la permission et la manière dont il en profita méritent d’être remarqués. On voit bien qu’il était heureux d’avoir quelque occasion d’exprimer ses sentiments véritables. La gêne dans laquelle il était forcé de vivre lui pesait, et il soulageait son cœur dans ces exercices oratoires où il pouvait au moins être plus libre. Aussi sa joie dut-elle être très vive quand il put jeter le masque et pratiquer sa religion au grand jour. C’était au moment où tout espoir de s’accommoder avec Constance était perdu et où il partait avec son armée pour aller le combattre. Il écrivit alors à son maître, Maxime d’Éphèse : « Nous adorons publiquement les dieux, et toute l’armée qui me suit est dévouée. à leur culte. Nous leur sacrifions des bœufs pour les remercier de leurs bienfaits, et nous immolons en leur honneur de nombreuses hécatombes. Ces dieux m’ordonnent de tout maintenir, autant que possible, en parfaite sainteté. Je leur obéis, et de grand cœur. Ils me promettent de m’accorder de grands fruits de mes efforts, si je ne faiblis pas. » Il était alors, comme on le voit, plein d’enthousiasme et d’espoir ; mais l’avenir lui gardait

III

Ce qui fait l’originalité de la tentative de Julien pour restaurer l’ancienne religion, c’est qu’étant à la fois un philosophe et un empereur, il avait deux moyens de lutter contre le christianisme. Comme philosophe, il pouvait l’attaquer par ses écrits, le réfuter, le confondre, essayer de le perdre dans l’opinion publique ; il pouvait prendre, comme empereur, toutes les mesures qui lui

  1. Dans le panégyrique de l’impératrice Eusébie, on lit cette exclamation : « Par Jupiter, dieu des amis ! »