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maîtresses de Louis XIV et de Louis XV ; mais qu’il y ait dans, le même XVIIIe siècle quelques exemples de la plus haute vertu patriotique, nous les connaissons à peu près comme s’ils avaient été donnés à la Chine. Il y a toute une bibliothèque sur Mme de Pompadour et sur Mme du Barry ; sans compter ce que le roman, dont c’était assurément le droit, a tiré de leurs aventures. Nous savons, à quelques deniers près, ce que chacune d’elles coûtait, au roi de France. De prétendus historiens n’ont pas dédaigné de nous introduire jusque dans le cabinet de toilette et jusque dans l’alcôve de ces intéressantes personnes ; mais voulez-vous me dire où vous trouverez une biographie de Dupleix, ou de la Bourdonnais, ou du bailli de Suffren ?

Ce qu’il y a là de regrettable, ce n’est pas, notez-le bien, que l’on s’occupe de Mme de Pompadour ou de Mme du Barry, c’est uniquement que l’on se détourne, des grandes questions et que nos historiens perdent le sens de la grande histoire. Il ne faut pas d’ailleurs s’en étonner. Avec les méthodes qu’ils prônent et parmi le fatras de ces publications dont ils nous accablent, l’étonnant serait qu’ils eussent pu se reprendre, et l’admirable qu’ils eussent eu l’audace de lutter contre le courant. On dominait sa matière autrefois ; aujourd’hui on se laisse dominer par elle, et l’on prétend qu’il y a progrès. Le fait est que les érudits succombent sous le détail, et perdus dans cet amas de documens qu’ils brassent désespérément, incapables de rien sacrifier des notes et notules qu’ils ordonnent dans leurs portefeuilles avec une régularité de comptables, impuissans à prendre parti, le courage qu’ils n’ont plus, c’est le courage d’ignorer les documens inutiles, et l’habitude qui leur manque, c’est l’habitude de penser. Ils ont peur des idées générales. Au nom de l’érudition, ils ont mis l’interdit sur la liberté de penser. Aussi regardez ce qu’est devenue chez nous la production historique depuis quelques années, chez nous, dans le pays des Guizot, des Michelet, des Augustin et des Amédée Thierry, des Mignet, et dans ce siècle qui s’intitule volontiers lui-même le siècle de la critique et de l’histoire : on édite, on commente, on compile, on ne compose plus. Il paraît que sur toutes les grandes questions de l’histoire des temps modernes, ce sont les documens qui manquent ! Nous aurons l’impertinence de croire que ce ne sont pas les documens qui manquent, mais bien l’art de les mettre en œuvre ; et j’ajouterai le temps, le temps matériel de consulter seulement ou d’extraire ce qu’on en a publié sur toutes les grandes questions de l’histoire générale. Ce sont si peu les documens. qui manquent, qu’au contraire il y en a trop. Une vie d’homme suffirait-elle pour lire par exemple tout ce qu’on a publié sur l’histoire de la réformation ou sur l’histoire de la révolution française ?

Il est vrai que, parmi tant de documens, c’est quelquefois le document capital qui manque, celui qui trancherait le débat et qui couperait