Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/139

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de table aient abrégé les jours du vainqueur d’Issus et d’Arbèles ? Aimable et fécond causeur, Alexandre paraît, en effet, s’être plu à rester longtemps attablé. Faut-il en induire qu’il ait jamais perdu les habitudes de sobriété si naturelles aux hommes que de grandes pensées préoccupent ? C’est à table que s’échangent avec le plus d’aisance et d’abandon les idées ; l’élève d’Aristote avait, comme Frédéric II, conçu le beau rêve de vivre familièrement avec les philosophes ; il n’est pas étonnant que ces doctes entretiens se soient souvent prolongés très avant dans la nuit. « Il n’est science ni art qui puisse allonger la vie plus que ne permet le cours de la nature ; » en revanche, les voies sont nombreuses par lesquelles on arrive à en hâter le terme. Les fatigues de la guerre entre autres n’ont que trop souvent miné avant l’heure les corps les plus robustes. Alexandre est mort très probablement de ses incroyables labeurs, d’une fièvre paludéenne revêtant tout à coup le caractère d’une affection typhoïde, à moins qu’il ne soit mort, comme le crut toute l’armée, des effets plus sûrs encore du poison. L’empoisonnement est une arme asiatique, et la Grèce s’imprégnait, depuis près d’un siècle, des habitudes et des vices de l’Asie. Moins qu’à l’Asie d’ailleurs la personne des rois lui était sacrée. Philippe avait succombé sous le fer d’un assassin, Olympias devait être égorgée un jour sur l’ordre de Cassandre. Ce que Philotas méditait, Antipater, moins scrupuleux, était assurément homme à l’accomplir. On sait ses démêlés violens avec Olympias, on connaît aussi la réponse demeurée célèbre d’Alexandre : Si les larmes d’une mère pouvaient « effacer dix mille lettres, » les dénonciations d’une reine n’avaient besoin que d’en faire signer une ; l’épée qui frappa Parménion n’était pas si bien rentrée dans le fourreau que quelque emportement soudain ne pût. l’en faire sortir. Antipater le craignit peut-être, et plus d’un historien, se mettant sur ce point d’accord avec le cri unanime de l’armée, l’accuse d’avoir pris les devans.

Moissonné par le sort ou par la trahison, Alexandre n’en doit pas moins à cette fin prématurée la majeure partie de son prestige. Il resta, comme l’avait été Bacchus avant lui, le prince de la jeunesse. Un Alexandre parvenu à l’âge de Nestor ne se concevrait guère. S’il eût, comme Louis XIV, régné soixante-douze ans, Alexandre aurait peut-être encore eu des autels ; les peuples auraient versé peu de larmes sur sa tombe. Qu’il me soit permis de confesser ici ma faiblesse : je souffre difficilement qu’on touche aux grands hommes. En les ravalant à notre niveau, il me semble que c’est l’humanité tout entière qu’on rabaisse. Si jamais les prêtres de l’Égypte ont mérité que l’univers ajoutât quelque foi à leurs impostures, c’est assurément le jour où ils reconnurent dans le vainqueur