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ses joies présentes à ses lointaines prévisions. La Suisse, qui n’a pas de grande idée, a des voies ferrées, des industries prospères, des routes admirablement entretenues. Les hommes doivent. choisir entre le bonheur et l’espérance, mais il en est pour qui l’espérance est le premier des bonheurs, et les Grecs sont dans ce cas ; aussi n’ont-ils garde d’envier la félicité des Suisses. — « A quelles conditions le royaume hellénique pourrait rétablir l’équilibre de son budget, personne ne peut le savoir, a dit fort sensément un Anglais. Les finances grecques dépendent de la politique grecque, et la politique grecque dépend à son tour du bon plaisir de l’Europe[1]. »

S’il suffisait de frapper la terre avec une baguette magique pour que « la grande idée » s’exécutât, il se trouverait sans doute en Europe une majorité pour applaudir à ce coup et à cet effet, car le philhellénisme réveille encore bien des échos dans les cœurs. Mais si l’on démontrait à l’Europe que, dans l’état présent des choses, la grande idée ne peut s’accomplir sans faire couler des torrens de sang et qu’à vouloir précipiter le dénoûment, on risque d’allumer une guerre générale, nous pensons que la majorité des peuples s’entendrait pour prier les Grecs de patienter un peu. Les diplomates ne croient guère à la magie ni aux miracles, et ils savent que de la coupe aux lèvres le chemin est souvent très long. Qu’ils s’intéressent à la Grèce, qu’ils lui veuillent beaucoup de bien, personne ne songe à les en blâmer ; car tout le monde en fait autant ; mais leur métier est d’avoir quelquefois des scrupules que tout le monde n’a pas, de faire des réflexions que tout le monde ne fait pas, de prévoir des conséquences qui échappent à la clairvoyance du vulgaire.

Le conseillers-généraux de Saône-et-Loire et des Bouches-du-Rhône, qui ont décrété l’abolition de la guerre et résolu de faire trancher désormais toutes les difficultés internationales par voie d’arbitrage, sont persuadés sans doute que l’office propre d’un arbitre est de défendre la raison contre toutes les déraisons, le droit contre les ambitions excessives et le vaincu contre les abus de la force. Il faut croire que leur conviction est si fortement raisonnée qu’elle résiste à toutes les expériences, puisque ni le congrès ni la conférence de Berlin n’ont pu les guérir de leur illusion. Il a été convenu dans tous les temps que la guerre crée des droits, et c’est une règle de l’histoire universelle que le vainqueur est autorisé à garder tout ou partie de ce qu’il a pris. La victoire est un fait brutal et terrible, elle saisit le vaincu à la gorge, elle lui met la main sur la bouche et il faut qu’il s’exécute en silence ; ce n’est pas d’hier qu’a été proféré pour la première fois ce cri farouche : Væ victis ! Il appartenait à la nouvelle école de diplomatie qui semble avoir fait ses premières armes à Berlin de déclarer que le vaincu n’a pas seulement une dette à payer au vainqueur, mais qu’il doit encore

  1. Greece, by Lewis Sergeant, with illustrations ; Londres, 1880.