Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/280

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

savans, et se persuader que le grand mal est l’erreur ou l’ignorance ; atteindre l’utile à l’aide du vrai et en profiter, jouir en même temps du beau dans l’ordre des mœurs comme dans l’ordre des formes visibles ; se détourner de la laideur et se mettre à l’abri de la brutalité ou de la férocité, sans haine comme sans colère ; se redire que chaque être est ce qu’il peut être, que le tigre est, selon les expressions d’un positiviste français, « un estomac qui a besoin de beaucoup de chair, » l’ivrogne « un estomac qui il besoin d’alcool, » le criminel « un cerveau qui s’injecte de sang ; » en face de tout, garder le calme de la science positive, qui constate les phénomènes sans les injurier, qui les classe sans les condamner, qui ne connaît point en mathématiques « de nombres fastes ou néfastes, » en astronomie d’astres amis ou d’astres ennemis, en météorologie de cieux démens ou de cieux irrités ; enfin puiser sa force pratique dans ce calme même de la pensée qui n’est pas de l’indifférence, et se rappeler que, si le savant observe, compare, expérimente, ce n’est pas seulement pour savoir, mais pour pouvoir, — telle est l’attitude que, selon les positivistes français comme selon les partisans anglais de l’évolution, l’homme doit garder en face de la nature et en face de l’humanité même s’il veut connaître et mettre à profit la réalité au lieu de poursuivre les fantômes d’une métaphysique abstraite ou d’une mysticité aveugle. Il n’y a plus pour la science moderne et pour la morale elle-même d’autre absolu que cette Nécessité, maîtresse de l’univers, dont parle Platon dans le mythe de la République : souveraine inflexible des volontés comme des sphères, elle tourne éternellement au sein de l’espace son fuseau immense, dont les cercles sont les orbites des astres et dont les clous d’or sont les étoiles. De nos jours, elle n’a fait qu’ajouter à tous ses noms un nom nouveau : elle s’appelle Évolution.


I

Selon le positivisme français comme selon le positivisme anglais, la morale n’est autre chose que la science des moyens propres à transformer fatalement l’égoïsme en altruisme pour le plus grand bonheur de la société et de l’individu même. L’école anglaise, qui ne partage pas la défiance du positivisme français à l’égard de la psychologie, s’est attachée surtout à montrer l’évolution psychologique de nos sentimens, d’abord égoïstes, puis altruistes, sous l’influence du milieu social, des lois sociales, de l’éducation sociale[1]. L’école française, s’attachant de préférence à la physiologie, montre

  1. Voyez la Revue du 1er juillet.