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secondaire, n’en a pas moins eu son importance et son influence pratique. Mais, en même temps, cette école très mélangée se rattache au criticisme kantien et à Proudhon, qui d’ailleurs a dit lui-même : « Mes maîtres sont Auguste Comte et Kant. » On se rappelle comment un journal fut fondé par MM. Frédéric Morin, Massol, Mme C. Coignet, etc., pour soutenir la thèse de la morale indépendante ; comment le père Hyacinthe, dans ses conférences à Notre-Dame, entreprit de réfuter cette thèse, tout en paraissant lui-même parfois lui fournir des armes ; comment il eut pour auditeur et pour approbateur Victor Cousin, aux yeux duquel l’indépendance de la morale était une hérésie philosophique non moins qu’une hérésie religieuse[1]. Depuis, les opinions sont encore très partagées sur cette importante question. Pour les positivistes anglais et français, nous le savons, la morale se constitue et s’achève en dehors non-seulement de toute religion et de toute théodicée, mais encore de toute métaphysique. Pour la plupart des spiritualistes, comme MM. Ravaisson, Franck, Janet, Jules Simon, Caro, elle est indépendante de la théologie révélée, mais intimement liée à la théologie naturelle et à la métaphysique[2]. Pour M. Vacherot, — un vrai partisan de la morale indépendante en dehors de toute école, — la science des mœurs doit se détacher de la métaphysique mérite et ne reposer que sur la psychologie[3]. Pour Schopenhauer, pour M. de Hartmann, pour les néo-criticistes français, c’est au contraire sur la cosmologie et la métaphysique que la science des mœurs se fonde ; en revanche, elle est absolument indépendante, dans ses conclusions comme dans ses principes, de toute théologie naturelle ou révélée. A voir toutes ces divergences d’opinions, on peut conjecturer qu’en résumé ni les positivistes, ni les demi-positivistes, ni leurs adversaires de toute nuance n’ont assez examiné un problème dont la solution est encore si ardemment controversée[4]. Une morale

  1. Ce furent les expressions dont nous l’entendîmes se servir dans l’un des rares entretiens que nous avons eus jadis avec lui. Cette question le passionnait. Comme nous lui annoncions une étude sur l’indépendance de la morale : » Il faut écraser la morale indépendante, s’écria-t-il en se levant soudain, écrivez contre elle, sinon non. » Malgré ce conseil, nous écrivîmes pour, avec d’importantes restrictions qu’on verra plus loin, et une partie de notre travail d’alors s’est retrouvée plus tard dans notre livre sur la Liberté et le Déterminisme.
  2. M. Caro a consacré un de ses cours de la Sorbonne à la réfutation de la morale indépendante ; une partie de ce cours, qui fut très suivi, se retrouve dans les Problèmes de morale sociale.
  3. Voir, dans les Essais de philosophie critique, le chapitre sur la Morale psychologique, p. 269.
  4. Cette divergence se retrouve jusque dans les discussions relatives au programme des études de philosophie. Le 24 mai avait placé, dans ce programme, la théodicée avant la morale, en donnant pour raison qu’il n’y a pas de morale possible sans l’idée de Dieu. L’ordre inverse vient d’être rétabli dans les programmes nouveaux par le Conseil supérieur de l’instruction publique.