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suffire aux aspirations religieuses de la masse, encore moins servir de base à un culte régulièrement organisé. Voici cependant un système religieux qui, fondé sur les seuls principes de la religion naturelle, possède les caractères essentiels de tout culte positif, — des temples, des prêtres, une liturgie, et même des fidèles. Il ne faut pas trop s’étonner si l’Inde semble avoir ainsi tranché un problème encore réputé insoluble en Europe, sauf par quelques esprits avancés du protestantisme libéral[1]. La religion des brahmanes, a toujours eu deux faces : l’une, ouverte à toutes les superstitions, — pour le vulgaire, — l’autre, visant au rationalisme, — pour les esprits éclairés. On sait que, dès les temps les plus anciens, la spéculation philosophique prit un remarquable essor parmi les Aryens du Gange : les uns développèrent le panthéisme spiritualiste implicitement renfermé dans les plus anciens chants des Védas ; d’autres cherchèrent l’explication de l’univers dans une théorie atomiste qui rappelle les doctrines d’Épicure ; quelques-uns enseignèrent un athéisme plus ou moins déguisé. Au lieu de combattre ce mouvement, la caste sacerdotale lui donna droit de cité dans l’enseignement védique, sous cette seule réserve que la critique, parfaitement libre en matière de dogmes, respecterait l’infaillibilité nominale des Védas, la séparation des castes et les privilèges des brahmanes. Si plus tard ceux-ci entrèrent en lutte avec la doctrine de Bouddha, ce n’est point parce qu’elle aboutissait à l’athéisme, mais simplement parce qu’elle proclamait l’égalité des hommes et niait la nécessite du sacerdoce. M. Émile Burnouf a d’ailleurs fait ressortir, ici même, dans ses belles études sur la science des religions, comment dans une église, formée de petits collèges sacerdotaux indépendant les uns des autres, sans autres liens qu’un ensemble de traditions réputées infaillibles, — l’égalité hiérarchique des brahmanes devait conduire, à la liberté la plus absolue dans les croyances.

Le bouddhisme, qui faillit conquérir l’Inde entière par la seule force morale de sa prédication, avait à peine succombé sous le poids de ses propres abus, que les brahmanes se trouvèrent aux prises avec un adversaire dont le prosélytisme ne reculait cette fois ni devant la torche, ni devant le glaive. Les sectateurs de l’Islam massacrèrent les prêtres, asservirent les fidèles, dépouillèrent et saccagèrent les temples, mais ils ne purent entamer l’édifice religieux et social de la civilisation hindoue, qui s’est retrouvé intact avec ses castes, ses dieux, et ses rituels, après dix siècles de domination musulmane. Toutefois, de ce contact entre le rigide monothéisme

  1. Voir notre étude sur les Églises rationalistes de Londres, dans la Revue du 1er septembre 1875.