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d’abord celui du pur arbitraire tempéré par le caprice. Jusqu’où pouvait aller l’expression de la pensée, où devait-elle s’arrêter ? Il était impossible de le savoir, impossible même de le deviner. Le droit d’avertir, de suspendre, de supprimer entièrement les écrits périodiques coupables seulement du crime de déplaire avait mis toutes les personnes qui tenaient une plume à la merci du pouvoir. Leur existence dépendait de son bon plaisir, et pour être assurés de vivre la plupart avaient pris, au début, le parti de se taire absolument. C’était le plus sûr. Comment les journalistes qui n’approuvaient pas les mesures nouvelles se seraient-ils risqués à les juger devant leurs compatriotes alors que, pendant la nuit du 27 février 1853, Paris venait de voir nombre de rédacteurs des feuilles opposantes arrêtés à domicile pour avoir osé parler politique dans leurs correspondances avec les journaux de l’étranger ? Qui donc aurait pu songer à émettre son avis sur les affaires courantes quand M. de Montalembert, député au corps législatif, venait, au printemps de 1854, d’être poursuivi par le gouvernement, livré par ses collègues et condamné par les tribunaux, parce que, dans une lettre privée adressée à M. Dupin et reproduite par la presse belge, il avait comparé avec un peu d’humeur la constitution de l’Angleterre à celle de son pays ?

Je me trompe toutefois. Non, ce n’étaient pas les écrivains de bonne volonté qui auraient manqué aux journaux de l’opposition, c’étaient les directeurs de ces journaux qui appréhendaient de recourir à des plumes tant soit peu compromettantes et refusaient tout article où l’on aurait pu soupçonner la moindre velléité de critique, si légère qu’elle fût. En réalité, la censure se trouvait rétablie, mille fois plus ombrageuse que celle directement exercée, dans les temps passés, par les agens du pouvoir, car elle était déléguée aux gérans des organes de la publicité chargés de faire eux-mêmes la police dans leurs propres colonnes sous peine, en cas d’inadvertance, d’assister à la ruine immédiate des feuilles qu’ils dirigeaient. L’embarras était grand pour tous les directeurs de journaux, plus grand pour ceux qui placés, à Paris, sous l’œil de l’administration, défendaient, la veille encore, la cause de la république ou celle de la monarchie constitutionnelle. Qu’allaient-ils faire ? Force était de se prêter à quelque compromis. Celui dont ils s’avisèrent fut très simple. Entre leurs rédacteurs bien connus du public et notoirement divisés d’opinion au sujet des derniers événemens, la parole fut laissée à ceux qui, pleins de déférence pour les puissans du jour, n’avaient de paroles sévères que pour les régimes déchus, ou bien encore à ceux qui, plus respectueux de leur passé, se contentaient de faire parade de leur admiration pour la politique extérieure du nouveau gouvernement. En revanche, le silence était imposé aux dissidens