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plus est, le secret moteur des grands travaux législatifs, qui, avec l’affranchissement de vingt millions de serfs, allaient renouveler toute l’organisation rurale de l’empire.

Cette nomination ne s’était pas faite sans tiraillemens. La première fois que Lanskoï en avait osé parler, six semaines à peine après les affaires de la douma, il s’était heurté à un refus catégorique. Alexandre II lui avait opposé la réputation de Milutine et les animosités qui le poursuivaient. Ne voulant pas du candidat de son ministre, le tsar lui avait désigné le prince Dmitri O., alors attaché au ministère de la marine. Ce dernier, quoique intelligent et instruit, ne se sentait pas fait pour un tel poste en un pareil moment. C’était un habitué des soirées de la grande-duchesse Hélène ; Nicolas Alexèiévitch et lui s’étaient au palais Michel liés d’une sincère et réciproque amitié. En vrai gentilhomme, avec un désintéressement et une délicatesse rares, en tout pays, il refusa le poste qui lui était offert, disant à Lanskoï que cette place revenait de droit à Milutine. Le ministre, fort du refus du prince O., mit de nouveau en avant le nom de Milutine. « Cela ferait crier, dit l’empereur ; il faut attendre et chercher. » On attendit sans trouver, paraît-il, car, deux ou trois semaines plus tard, Lanskoï dînant au palais impérial, Alexandre II lui annonçait dans son cabinet qu’il consentait à la nomination de Milutine, mais à titre temporaire.

Pour Lanskoï, qui, tout joyeux, lui en vint porter la nouvelle, c’était une victoire ; pour Milutine, c’était presque autant un affront qu’un succès. Il sentait amèrement ce qu’il y avait de blessant dans un procédé qui semblait ne lui laisser occuper une place difficile qu’en attendant la découverte d’un candidat agréable. La carrière des honneurs ressemblait singulièrement pour lui à une sorte de calvaire ; il ne s’élevait qu’avec des humiliations et de mortifians succès. En dépit des apparences cependant, cette nomination, malgré les haines excitées contre lui, malgré les répugnances mêmes du maître, était un involontaire hommage à la supériorité de son mérite. Le mal, non-seulement pour son amour-propre, mais pour la bonne gestion des affaires, c’est qu’alors comme plus tard encore, il allait se trouver dans une position équivoque, avoir la charge et la direction réelle de grandes mesures dont ostensiblement il n’avait ni l’honneur ni la responsabilité. Cette nomination à titre provisoire était un de ces compromis qui ne satisfont personne ; en soulignant officiellement les défiances du souverain, elle laissait la porte ouverte aux intrigues, au lieu de la leur fermer. Milutine dut rester dans cette situation ambiguë durant les deux longues et mémorables années où s’élabora le nouveau statut des paysans. Les ennemis qui n’avaient pu l’écarter des affaires restèrent assez puissans pour lui infliger un affront que le persiflage frivole du monde