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concernant l’émancipation, Nicolas Alexèiévitch ; avait sur ses collaborateurs un inappréciable avantage. Tandis que ; d’autres abordaient cette redoutable question sans préparation et sans plan, Milutine l’étudiait dans ses détails depuis deux ans au moins ; il y apportait des idées mûries, un système tout arrêté.


III

C’est en 1856, à Moscou, lors de son couronnement, que l’empereur Alexandre avait exprimé devant la noblesse l’intention d’émanciper les serfs. L’émotion soulevée par la parole impériale s’était bien vite calmée. L’exécution était loin d’avoir immédiatement suivi la promesse de Moscou. Le problème, il ne faut pas l’oublier, était le plus grave qui se puisse poser devant un gouvernement : il était compliqué de périlleuses questions agraires qui touchaient aux fondemens mêmes du droit, de propriété. Aussi ne saurait-on s’étonner si, troublé par les appréhensions et les cris des propriétaires, le gouvernement s’est arrêté avec effroi au bord d’une révolution dont l’œil avait peine à sonder sans vertige la profondeur et où toute la Russie risquait de s’engloutir.

Au premier rang des personnes impatientes de voir mettre la main à l’œuvre se distinguait la grande-duchesse Hélène. Cette princesse, à l’imagination vive, s’était prise d’un zèle ardent pour la cause des paysans. Dans sa généreuse passion pour le bien des serfs, peut-être aussi par ambition de frayer une voie nouvelle, elle s’était décidée à devancer l’initiative du gouvernement et, à émanciper immédiatement les paysans de sa grande propriété de Karlovka, dans le gouvernement de Poltava. Elle s’en était ouverte à Milutine dès le mois de septembre 1856 et lui avait demandé un mémoire à ce sujet. Toutes les sympathies de Nicolas Alexèiévitch étaient acquises à une telle résolution, mais en véritable homme public, toujours préoccupé des intérêts généraux, il craignait que par trop de précipitation la grande-duchesse ne compromît le succès de l’œuvre qu’elle voulait hâter. A ses yeux, qui ne perdaient jamais de vue l’ensemble de la question, la tante de l’empereur ne devait pas se contenter de donner un exemple de générosité personnelle en libérant ses serfs d’un trait de plume ; si elle prétendait à l’initiative en pareille matière, il fallait dans la charte d’affranchissement de Karlovka essayer de poser les bases d’une législation nouvelle qui pût s’appliquer à la Russie entière. Au lieu d’un acte de bienfaisance privée et isolée, Milutine voulait que le projet de libération, rédigé pour un domaine particulier, pût. servir de modèle et comme de maquette pour la grande charte d’émancipation attendue par vingt millions de serfs.