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beaucoup les avances familières, et lui-même n’en faisait guère. Il n’aimait pas le monde, où peut-être il ne se sentait pas tout à fait à son aise. C’était le temps où l’opposition contre l’empire réunissait, dans les mêmes salons politiques, des esprits d’élite charmés de se rencontrer, malgré quelques divergences, dans un accord rendu plus facile, il faut le dire, par la convention tacite de n’aller pas jusqu’au fond des idées et de se contenter des plus fines ironies, des plus transparentes allusions, des mots les plus acérés contre l’ennemi commun, plutôt impatienté que mis en grand péril par cette petite guerre. Mais ces armes légères n’étaient pas à l’usage de Lanfrey, qui avait plutôt du dédain pour leur trop facile emploi. Il se plaisait mieux dans des sociétés plus restreintes où large part était faite au goût pour la littérature, au culte des arts et surtout de la musique, qu’il aimait passionnément.

Par une conséquence naturelle de ses façons d’être si réservées et de son éloignement pour une existence trop répandue, Lanfrey ne forma jamais de liaison particulière avec les personnages considérables que les groupes politiques de cette époque reconnaissaient pour leurs chefs, non plus qu’avec les écrivains qui suivaient la même carrière que lui. Accepter le patronage d’un supérieur lui aurait extrêmement répugné. A l’exception de quelques camarades d’enfance auxquels il demeura toujours fidèle, restés eux-mêmes très attachés à sa mémoire et qui ne parlent pas encore sans tristesse de l’agrément et de la sûreté de son commerce, Lanfrey n’a jamais paru se soucier beaucoup de conquérir la sympathie des hommes avec lesquels il était en relations. Ses lettres donnent à penser que ses facultés affectives avaient pris un autre cours. On dirait que celui qui les a écrites en est arrivé à ne comprendre l’amitié intime qu’avec les personnes de ce sexe dont il avait commencé par si mal parler. Nous avons remarqué qu’à leur apparition les Lettres d’Everard furent surtout goûtées par les femmes. L’une de ses admiratrices, et des plus spirituelles, à ce que j’ai ouï dire, a très agréablement raconté dans ses Souvenirs inédits consacrés à Lanfrey, comment, à la campagne, ayant imposé à ses hôtes la lecture de la, lettre où la société parisienne est fort maltraitée, à propos de la prépondérance exercée sur elle par l’élément féminin, tous les hommes furent d’accord pour imputer cette sortie morose à quelque vieillard au teint bilieux. « Vous n’y êtes pas, dit en riant une jolie Anglaise ; on m’a montré l’auteur au théâtre. Il est blond, très jeune, tout à fait un bouton de rose. »

Le contraste entre les goûts sérieux, l’humeur un peu sombre et le frais visage de Lanfrey, qui est toujours resté d’une dizaine d’années en arrière de son acte de naissance, était bien fait pour piquer