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pas vivre. Je vois cela très clairement, et je vois aussi que je suis très malheureux parce que j’aime et parce que je vis.




Si vous ne m’avez pas compris, tant mieux. Soyez assez charitable pour faire allumer votre feu avec ma lettre, et oubliez de même les avances plus ou moins sentimentales dont je vous ai ennuyé depuis six mois. Vous avez été avec moi d’une patience admirable, et je suis humilié d’y avoir si mal répondu. Heureusement je sais que vous ne prenez pas toutes ces puérilités au tragique, sans quoi je serais parfois très embarrassé vis-à-vis d’une personne aussi sensée et aussi raisonnable que vous.

… Il est convenu que vous êtes une personne incommensurablement angélique, et que je suis un être malfaisant et indigne de l’énorme affection que vous avez pour moi. Pourquoi laissez-vous supposer que cela puisse être l’ombre d’un doute ? C’est le premier article de foi de ma religion. Le second, c’est que vous êtes infiniment bonne et infiniment aimable. Le troisième, c’est que je suis un imbécile. Je m’en console en pensant que j’étais nécessaire pour exercer vos vertus et faire ressortir toutes vos perfections, que j’ai le plaisir de vous révéler à vous-même, comme l’ombre enseigne au soleil qu’il est un corps lumineux. Cette comparaison, qui n’est pas absolument neuve, me plaît beaucoup pour un motif : c’est que cet astre soi-disant bienfaisant, qui incendie autour de lui toutes les pauvres petites planètes qui s’éprennent de sa lumière, est, à ce que disent les astronomes, un corps parfaitement froid qui brûle son prochain sans s’être jamais douté lui-même de ce que c’est que la chaleur. Ce phénomène ne nous paraît-il pas un des plus singuliers qui se puissent imaginer ? Je dis donc que je n’ai choisi cette comparaison que pour avoir l’occasion de vous apprendre cette bizarre particularité au cas ou vous l’ignoriez. Comme on voit bien par là que ces astres tant vantés sont, après tout, bien loin de vous valoir. Ce n’est pas chez les êtres doués d’une âme immortelle qu’on pourrait rencontrer de pareilles anomalies. — Au contraire ! ..

… J’ai passé la soirée chez Lamartine. Je ne l’avais jamais vu, et c’est un spectacle qui en vaut bien un autre.

N’ayez donc plus de remords à cause de moi. Je n’en vaux pas la peine. A votre place, j’en aurais fait tout autant. Il faut bien se distraire en ce monde. Les heures sont si longues ! les amis si ennuyeux ! etc. D’ailleurs qu’est-ce que vous voulez qu’on vous pardonne ? Je n’en sais rien, moi. Il faudrait d’abord me dire le mal que vous vous imaginez m’avoir fait. Alors je pourrais entrer en accommodement avec votre conscience bourrelée.