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Madrid : police municipale, police du gouverneur et garde civile ou gendarmerie, se gênant l’une l’autre. La garde civile est excellente et admirablement composée ; par malheur, au moindre trouble, on la concentre pour défendre le gouvernement, et les campagnes demeurent livrées aux malfaiteurs. On la concentre aussi pendant les courses de taureaux, et il n’y a ville de quelque importance qui n’ait chaque année trois jours consécutifs de ces fêtes. La conséquence toute naturelle, c’est qu’après un délit commis les coupables ne sont pas aussitôt arrêtés ; rarement le sont-ils dans la suite.

Fussent-ils pris, il s’agirait de les juger. Or la justice criminelle a conservé religieusement la procédure du moyen âge ; l’instruction est secrète, tout s’y passe par écrit. A l’occasion de l’assassinat du général Prim, commis en pleine rue en 1870, toute une montagne de papier timbré a été entassée, mais le procès attend encore sa solution. Qu’on juge par là du mystère qui règne dans les causes où un aussi grave intérêt public n’est pas engagé. L’instruction est également trop lente : lorsque la sentence arrive, le crime est déjà oublié. D’autres fois, la répression se fait aussi effrayante que le crime même parce qu’elle dénote, non le calme justicier de la société qui se défend, mais la passion d’un agent aveugle entraîné par la colère. Il y a quelques années, on fusillait sans forme de procès, pendant les marches d’une ville à l’autre, les bandits prisonniers de la Manche et de l’Andalousie, sous le prétexte qu’ils tentaient de s’échapper.

La magistrature étant mal rétribuée, l’importance du pouvoir judiciaire presque nulle, et l’inamovibilité n’existant que de nom, les hommes de talent se consacrent de préférence au barreau ou à la politique. Ce n’est pas à dire que, dans tous les rangs de la magistrature, ne se trouvent des hommes intelligens, honnêtes, sous tous les rapports respectables ; mais ils sont comme les autres enchaînés par les vices de la procédure, et dans les affaires de première instance, la justice est souvent à la merci de plusieurs sortes d’influences, politiques surtout. D’ailleurs les magistrats ont à lutter contre une difficulté insurmontable : la complicité du pays. Un homme est-il poursuivi par la justice, chacun lui offre un asile. Est-il arrêté et mis en jugement, tout le monde refuse de témoigner contre lui. Entre une vengeance certaine de la part des bandits ou de leurs complices et l’impunité assurée pour un faux témoignage, on opte pour celui-ci. Voilà pourquoi le jury établi par la révolution de 1868, a dû être aboli ; les jurés eussent été intimidés par des menaces qui certainement ne seraient jamais restées vaines.