Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/957

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

folies et des faiblesses, faute d’un sentiment exact de ce qu’on peut et de ce qu’on doit.

Lorsque la diplomatie occidentale s’est réunie en congrès à Berlin, il y a plus de deux ans déjà, pour mettre fin à la dernière guerre d’Orient en substituant un traité européen aux conditions dictées par la victoire à San-Stefano, elle a sans doute agi pour le mieux dans l’intérêt de la paix universelle. En reconnaissant la puissance des faits accomplis par les armes russes, elle a cherché à en limiter les conséquences les plus menaçantes. En admettant quelques-uns des résultats de la guerre pour la Bulgarie, pour la Roumanie, pour la Serbie, même pour le Monténégro, elle a voulu, d’un autre côté, assurer à ce qui restait de l’empire ottoman une certaine apparence d’intégrité et d’indépendance ; elle a même rappelé le traité de 1856, qui a fait de cette indépendance un principe de droit public reconnu en introduisant la Turquie parmi les puissances européennes. La diplomatie enfin, à l’aide d’un certain nombre d’arrangemens nouveaux imposés par la force des choses, s’est proposé de replacer la question d’Orient sous la garde collective de l’Europe, de créer pour quelques années, pour un temps indéterminé, un état de trêve favorable à tous les intérêts. L’Europe a fait le traité de Berlin tel qu’il est avec ses imperfections et ses mérites, et ce qu’elle a fait, elle est sans nul doute fondée à le maintenir. Elle a le droit de surveiller et de poursuivre l’exécution de son œuvre ; mais ce qui n’est ni dans le traité de Berlin, ni dans le droit général, ni dans les attributions légitimes de l’Europe, ni même dans ses intérêts, c’est la faculté d’exercer une sorte d’action directe et décisive allant jusqu’à un système permanent de démonstrations et d’interventions.

Le traité de Berlin ne consacre rien de semblable. La Russie, il est vrai, avait proposé de faire des puissances les exécutrices de leur propre ouvrage, d’insérer dans le traité même la sanction de la force. Le prince Gortchakof proposait un article portant en propres termes : « Les puissances se réservent de s’entendre au besoin sur les moyens propres à assurer un résultat que ni les intérêts généraux de l’Europe ni la dignité des grandes puissances ne permettent de laisser invalider, » C’était l’emploi de la force prévu et accepté d’avance, à cela que répondait-on ? Ni lord Salisbury, ni le comte Andrassy, ni M. Waddington, ni le président du congrès, M. de Bismarck, n’admettaient d’avance « la nécessité d’employer une force étrangère en cas d’inexécution du traité. » Les puissances, prétendaient-ils les uns et les autres, « ne s’engagent qu’à une surveillance active qui serait suivie, en cas de besoin, d’une action diplomatique. » Le représentant de la France, M. Waddington, disait en parlant des formules plus ou moins vagues, plus ou moins atténuées successivement mises en avant : « Ou bien elles n’ajoutent rien à l’autorité du traité, ou bien elles ont une portée trop étendue… Le traité que les puissances vont signer contient un très