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nos semblables et des beautés de l’art ou de la nature. Je compare l’humanité à Robinson dans son île. Rien que pour subsister, Robinson doit d’abord travailler du matin au soir ; mais plus tard, grâce à toute espèce d’engins perfectionnés, il se procure en six heures de travail tout ce qu’exigent ses besoins rationnels. Ira-t-il employer les six heures dont il dispose désormais à se fatiguer encore pour se revêtir de galons, de velours, de soieries brochées et de dentelles ? Non, plus il aura d’élévation et de culture, moins il songera à de semblables puérilités. Il voudra jouir de Dieu, de lui-même et de la nature. On a appelle la machine l’émancipatrice de l’humanité, C’est faux, si elle doit nous enfoncer davantage dans la matière, en affinant la sensualité : c’est vrai, si elle affranchit l’humanité d’une grande partie de ce dur labeur au prix duquel elle obtient sa subsistance. Il est douteux, a dit Stuart Mill, que toutes nos machines aient diminué d’une heure le travail d’un seul être humain. Loin de là, on peine plus aujourd’hui que jadis. Autrefois la nuit apportait aux humains, comme dit le poète latin « le doux sommeil et l’oubli des soucis. » Maintenant, par suite de l’activité plus grande de l’industrie, que de gens qui travaillent toute la nuit dans les mines, dans les sucreries, sur les bateaux à vapeur, sur les chemins de fer, dans les postes et les télégraphes, partout enfin ! La vie, dans nos pays civilisés, est devenue bien plus intense et la dépense de forces nerveuses bien plus grande. Tous, du haut en bas de l’échelle sociale, depuis le ministre qui succombe à la masse d’affaires qui l’accablent, jusqu’au mineur au fond des houillères, nous devenons les esclaves d’un gigantesque engrenage social dont le mouvement s’accélère sans cesse. Ce n’est pas ainsi que la machine affranchira le genre humain. Elle doit lui apporter, après la satisfaction de plus en plus facile de ses besoins rationnels, plus de loisirs et, par suite, une plus grande culture intellectuelle.

Mais, dira-t-on, qu’est-ce que « ces besoins rationnels dont vous parlez sans cesse ? » Qui tracera la limite ? Voulez-vous donc nous ramener à vivre de glands et à nous vêtir de la dépouille des animaux ? — J’entends par besoins rationnels ceux que la raison avoue et que l’hygiène détermine. Celle-ci peut dire très exactement quels sont pour chaque climat et chaque saison la nourriture, le vêtement, les conditions de logement convenables. Ajoutez-y les accessoires peu coûteux que le progrès de l’industrie met à la disposition déboutes les bourses. J.-B. Say définit avec raison, selon moi, le luxe « l’usage des choses rares et coûteuses. » Un objet coûteux représente beaucoup de travail et de temps, S’il ne satisfait qu’un besoin factice, on a tort de le commander. La limite entre les consommations rationnelles-et celles qui ne le sont pas n’est pas difficile à tracer. La satisfaction que vous procurera un objet