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pas. » On peut établir que, durant son long règne, Louis XIV n’a pris aucune résolution importante sans l’avoir au préalable discutée et concertée avec ses ministres ; en revanche, il est hors de doute que Napoléon III n’a pris pendant le sien aucune décision de conséquence qu’il n’eût conçue et préparée à l’insu de ses conseillers officiels. Quand on a passé sa jeunesse à conspirer, on conspire sur le trône, et quelquefois on conspire contre soi-même. On révèle à Kossuth ses pensées secrètes, qu’on dérobe soigneusement à la connaissance du comte Walewski. Et cependant, quelques raisons que nous puissions avoir de nous plaindre de nos amis ou de mettre en doute leur clairvoyance, mieux vaut nous ouvrir à eux que de nous livrer à l’étranger. Le pire pour un chef d’état est de s’attirer les bénédictions de ses ennemis.

La conférence de Kossuth et de Napoléon III s’ouvrit sous les auspices les plus favorables. Le tribun sentit tout d’abord que ses propositions avaient chance d’être écoutées ; il commença par peloter en attendant partie, la raquette rendait. Il s’était fait une juste opinion du proscrit devenu empereur, et il s’était promis d’exploiter les générosités de son esprit aussi bien que ses penchans, ses passions et ses faiblesses. Il procédait avec la sûreté d’un général qui possède une excellente carte du terrain où il opère et qu’il a eu soin de faire reconnaître par ses éclaireurs. « Je profitai de cette conversation pour plaider chaleureusement la cause de mon pays. Entre autres points, je fis observer à l’empereur que l’Europe ne peut arriver à un état normal que lorsque les questions qui s’imposent de par la logique de l’histoire seront résolues. Je lui parlai de la gloire réservée à la puissance qui, prenant en main la solution de ces questions, inaugurerait une ère nouvelle dans les annales de l’Europe… C’étaient là des phrases, ajouta-t-il crûment, aussi je ne les consigne pas. » — Eh ! oui, c’étaient des phrases, mais il connaissait à fond le diable avec qui il traitait ; il le savait non-seulement cosmopolite et sympathisant, mais logicien et idéologue, et il n’ignorait pas que les idéologues sont sujets à se payer de mots, que rien ne ressemble plus à une grande idée qu’une grande phrase, qu’on prend souvent l’une pour l’autre. Toutefois il s’avança un peu trop, et quand il en vint à parler de l’unité allemande, qu’il tenta de la recommander aux sympathies de l’empereur, celui-ci l’interrompit en souriant et lui dit, sa cigarette à la main : « Quant à cela, c’est autre chose. Passe pour deux Allemagnes, mais l’Allemagne une, cela ne me va nullement. »

En ce qui le concernait, le tribun n’était pas disposé à se payer de mots, il goûtait peu les paroles vagues et les promesses incertaines. Le père Nicodème disait à Jeannot : « Fais des phrases, Jeannot ; ma douleur t’en conjure. » Et Jeannot apprit à faire des phrases, mais il se défiait de celles des autres. Kossuth était résolu à ne point tirer les