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marrons du feu ; il voulait être Bertrand. Il avait décidé qu’il ne se laisserait pas emporter par le diable, qu’il emporterait le diable sur ses robustes épaules. Aussi réclamait-il des gages et de solides garanties. Avant d’appeler ses compatriotes aux armes, il tenait à s’assurer que leur soulèvement ne serait pas une simple diversion au profit d’autrui. Il entendait que leur affranchissement figurât dans le programme des souverains alliés au même titre que la délivrance de l’Italie. Il exigeait que l’empereur adressât lui-même une proclamation aux Hongrois et que, de plus, il leur envoyât un corps expéditionnaire français de vingt ou trente mille hommes. C’était beaucoup demander, et pourtant ses conditions furent agréées.

De son côté, l’empereur lui fit part des inquiétudes qui le travaillaient. Ce qui le préoccupait d’abord, c’était l’attitude ambiguë de l’Angleterre. Les tories, qui étaient au pouvoir, voulaient beaucoup de bien à l’Autriche, à leur chère Autriche, to their darling Austria, et ils se souciaient peu de l’affranchissement de l’Italie ; ils estimaient que des réformes modérées suffisaient à son bonheur. Napoléon III craignait que, si la guerre venait à se prolonger ou à s’étendre, le gouvernement anglais ne se décidât à intervenir, et il souhaitait ardemment que le ministère de lord Derby fût remplacé à bref délai par un cabinet whig. Kossuth lui promit de s’y employer activement, et il fut de parole. L’école de Manchester tenait alors la balance dans la chambre des communes ; elle assurait la majorité aux whigs quand il lui plaisait de voter avec eux. L’ex-dictateur avait des liaisons fort étroites avec les coryphées de ce parti opposé à toute intervention de la Grande-Bretagne sur le continent. Lorsqu’il fut de retour en Angleterre, il y ouvrit une campagne de meetings en faveur de la Hongrie, dont le résultat fut que lord Palmerston, entraîné par le torrent de l’opinion, se décida à conclure un pacte avec l’école de Manchester. Elle lui procura le pouvoir et en retour il lui promit d’abandonner l’Autriche à son sort. Il consentit même à s’engager par écrit, et sa lettre ainsi que celles de ses collègues furent déposées dans les mains de Kossuth, pour qu’il en fît un usage discret, c’est-à-dire qu’il les montrât à l’empereur Napoléon III.

Mais l’empereur avait d’autres inquiétudes plus cuisantes ; il commençait à s’émouvoir de ce qui se passait sur la rive droite du Rhin. À cette époque, les Allemands goûtaient peu la cour de Vienne ; ils. avaient contre elle beaucoup de griefs et de vives rancunes. Cependant, à peine la guerre parut-elle inévitable, d’un bout de l’Allemagne à l’autre la haine de la France prévalut sur la haine de l’Autriche. Princes, libéraux, démocrates, tout le monde s’accorda à déclarer que c’était sur les rives du Pô qu’il fallait défendre la frontière du Rhin. La presse tout entière s’ameuta, se déchaîna contre le cabinet des Tuileries, contre l’héritier du grand césar, contre l’homme suspect et