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arracher à la fatalité tout ce qui pouvait lui être disputé par prudence, fermeté et loyauté ? Ces relations si sourdement tendues entre lui et Napoléon, à quelles fâcheuses extrémités ne pouvaient-elles pas aboutir si, au lieu d’y porter son endurance stoïque et sa discrétion pleine de fierté, il y eût porté l’orgueil rancuneux d’un Moreau, la cauteleuse finesse d’un Bernadotte, voire simplement l’ardeur violente d’un Ney ou d’un Murat ? Quel piège pour l’honneur de tout autre que cette mission de Hambourg où il lui était si facile d’imprimer à son nom cette marque sinistre qui distingue dans l’histoire les exécuteurs des volontés royales implacables ! C’étaient là de difficiles et souvent délicates épreuves ; pourtant Davout a réussi à en sortir intact et toujours égal à lui-même, en sorte que ces chances contraires sous lesquelles il pouvait sombrer n’ont été que la rançon de sa gloire et l’équivalent de ces accidens inoffensifs que demandait la prière de l’avisé dévot de l’ancien monde.

Les présens volumes contiennent nombre de détails nouveaux sur les circonstances de cette tentative de rébellion de la fortune ; ils en contiennent de plus nombreux encore sur l’âme que Davout sut lui opposer. C’est de cette âme que nous voulons nous occuper d’abord et principalement, et quand nous l’aurons vue penser et vouloir, nous n’aurons aucune peine à comprendre comment elle sut enchaîner la versatile déesse et l’obliger à lui continuer sinon ses faveurs, au moins ses services.


I

Dans une précédente étude nous avons dit quels rapports tendus existaient depuis la bataille d’Auerstaedt entre Napoléon et Davout. La conscience de l’injustice commise du côté de Napoléon, le sentiment de l’injustice subie du côté de Davout avaient, comme de concert, élevé entre eux un mur de glace que rien ne put plus jamais fondre entièrement. De là une situation douloureuse dont nous avons entendu Davout se plaindre maintes fois dans sa correspondance avec la maréchale et que, dans Ségur, nous voyons Napoléon déplorer avec une tristesse probablement sincère devant le vainqueur d’Eckmül même, après la fameuse querelle avec Berthier, à Marienbourg : « Il m’arrive quelquefois de douter de la fidélité de mes plus anciens compagnons d’armes, mais alors la tête me tourne de chagrin, et je m’empresse de repousser de si cruels soupçons. » Cette situation, les ennemis qui ne pouvaient manquer à Davout l’exploitaient auprès de l’empereur, dont ils s’appliquaient à raviver ou à accroître les défiances, et leurs manœuvres réussissaient d’autant mieux que Davout n’était presque jamais présent pour les prévenir ou les confondre, et que son caractère altier