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intervalles tous ceux qu’il aimait le plus, Marceau, Desaix, son beau-frère Leclerc, Davout avait toujours été heureux du côté de ses amitiés. La mort, qui faisait sur les champs de bataille tant et de si riches moissons, n’avait touché à aucun de ses compagnons d’armes préférés, mais enfin, en 1812, la chance contraire l’emporte, et il n’y a plus une seule bataille, pas même un simple combat qui ne lui enlève quelqu’un de ceux qu’il tient le plus en estime. C’est Gudin qui ouvre la marche, Gudin qui avait presque toujours servi sous ses ordres, celui de ses généraux qu’il affectionnait le plus et ajuste titre, car il était pour ainsi dire un autre lui-même, un Davout au second plan, dont la valeur réglée, selon l’expression de Ségur, n’aimait à affronter que les dangers utiles, Gudin tombe les deux jambes emportées par un boulet à la bataille de Valoutina. A partir de ce moment, la correspondance du maréchal est un véritable nécrologe ; pas une lettre qui ne renferme quelque annonce de mort. Aussitôt après Gudin meurt Montbrun, qui avait aussi servi sous ses ordres, et dont il avait dit un jour si plaisamment, après une de ces équipées que sa sévérité tolérait peu et dont le brillant officier était trop souvent coupable : « Si j’avais deux Montbrun, j’en ferais pendre un. » Presque en même temps lui arrive de Paris la nouvelle de l’assassinat du général Hulin, avec lequel il avait été en bons rapports depuis l’époque du consulat, caractère rude et un peu brutal, s’il faut en croire les récentes révélations de Mme de Rémusat sur la mort du duc d’Enghien, mais qu’il aimait pour l’amour que ce soldat portait à Napoléon. Puis c’est le tour de Bessières, puis celui de Duroc, de toutes ces pertes la plus sensible peut-être au cœur de Davout. D’autres moins illustres et pouvant moins se promettre de laisser leurs noms à la postérité, mais chers à Davout par l’estime qu’ils lui ont inspirée dans leurs fonctions plus modestes ou plus obscures, disparaissent en même temps, le comte de Chaban, son utile et dévoué collaborateur dans l’administration de Hambourg, et un certain colonel Grosse, un de ces vaillans dont les chefs seuls connaissent les éminentes qualités et qui sont le sel des armées. La douleur qu’il ressent de ces pertes répétées s’ajoute à la somme déjà si grande de ses souffrances et contribue à assombrir encore sa vie. Sans doute tous ces morts ne sont pas également regrettés : il en est qui n’emportent qu’une parole d’estime, d’autres qu’un adieu attristé, mais trois au moins sont pleurés avec de véritables larmes, Gudin, Duroc et cet obscur colonel Grosse. Arrêtons-nous un instant devant ces expressions de virile douleur qui nous diront comment ce stoïque savait aimer.