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A douze lieues de Smolensk, sur la route de Moscou, 20 août 1812.

J’ai à te donner, ma chère Aimée, une bien mauvaise commission, celle de préparer Mme la comtesse Gudin à apprendre le malheur qui vient d’arriver à son bien estimable mari dans un combat où sa division s’est couverte de gloire. Il a eu une cuisse emportée et le gras de l’autre jambe fracassé par un obus qui a éclaté près de lui : il est peu vraisemblable qu’il en revienne. Il a supporté l’amputation avec une fermeté bien rare : je l’ai vu peu d’heures après son malheur, et c’était lui qui cherchait à me consoler. On ne me remue pas facilement le cœur, mais lorsque une fois on m’a inspiré de l’estime et de l’amitié, il est tout de feu. Je versais des larmes comme un enfant. Gudin a observé que je ne devais pas pleurer ; il m’a parlé de sa femme et de ses enfans, dit qu’il mourait tranquille sur leur sort, parce qu’il connaissait toute la bienveillance de l’empereur envers ses serviteurs, et qu’il emportait avec lui la certitude que je ferais ce qui dépendrait de moi pour sa famille. Tu peux assurer Mme Gudin, si elle a le malheur de perdre son mari, que je justifierai dans toutes les occasions les sentimens et la confiance de son mari. Je prendrai près de moi ses aides de camp…


Moscou, 20 septembre.

… La lettre du duc de Frioul a préparé Mme Gudin à son malheur. Celles de moi, qu’elle a dû recevoir le lendemain ou le surlendemain, lui en auront donné la triste confirmation. Assure-la que je serai fidèle aux engagemens que j’ai contractés vis-à-vis du général à ses derniers momens, et que je porterai à ses enfans le même, intérêt qu’aux nôtres. J’ai rarement éprouvé dans ma vie des sentimens aussi pénibles que ceux que m’a causés la mort de Gudin, dont je savais apprécier toutes les belles qualités. Je serai fidèle à l’amitié et à l’estime que je lui portais.


A la mort de Duroc, la douleur de Davout est d’une vivacité exceptionnelle ; il y revient jusqu’à trois fois.


Haarbourg, 29 mai 1813.

Ma chère Aimée, en apprenant les résultats heureux et décisifs de la bataille de Baulzen, j’ai reçu la nouvelle la plus affligeante, celle de la mort du duc de Frioul, qui a été tué par un boulet perdu. J’ai ressenti dans ma vie très fortement deux pertes : celles du général Desaix et de ton frère ; celle du duc de Frioul m’a autant frappé. C’est une perte irréparable pour l’empereur. Je cherche à me faire illusion, j’ai lu au moins dix fois la lettre où le major-général m’annonce ce malheur,