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avec l’ardeur qu’elle mettait à toute chose. À cette époque, la charité laïque, cette mode du jour, n’avait pas encore été inventée, et le succès de l’œuvre dépendait du concours des autorités religieuses. Mme Necker s’adressa aux filles de la Charité et conclut avec la supérieure un traité qui affectait douze d’entre elles au service de l’hôpital[1] sous la surveillance du curé de Saint-Sulpice. Pareils arrangemens ne pouvaient être pris sans l’intervention de l’archevêque, et ce fougueux adversaire des philosophes et des jansénistes ne tarda pas à nouer avec M. et Mme Necker de cordiales relations. Il leur offrit même, dans son palais épiscopal, un dîner qui fit grand bruit et qui donna lieu à l’épigramme suivante :


Nous l’avons vu, scandale épouvantable !
Necker assis avec Christophe à table,
Et dix prélats savourant à l’envi
Et grande chère, et nectar délectable.
L’église en pleure et Satan est ravi…
Mais en ce jour d’une indulgence telle
Quel serait donc le motif important ?
C’est que Necker… le fait est très constant,
N’est janséniste ; il n’est que protestant.


L’archevêque de Paris devait même, quelque temps après, donner une preuve de tolérance plus grande encore que celle d’offrir à M. Necker « grande chère et nectar délectable » en compagnie de dix prélats. La ville de Paris ayant été condamnée à lui payer, à la suite d’un procès, une somme assez considérable, il crut, tant était grande sa confiance dans les intentions charitables de M. Necker, ne pouvoir faire un meilleur usage de cette somme que de lui en faire remise, « pour être, dit l’acte de donation, les dits fonds employés par mon dit sieur Necker, suivant ses vues à tel objet d’utilité publique qu’il jugera convenable, voulant qu’il ne puisse être tenu de rendre compte du dit employ qu’à Sa Majesté seule. » Je doute que de nos jours (et je le dis sans aucune pensée de critique) aucun prélat fût disposé à faire entre les mains d’un homme étranger à sa foi l’abandon d’une somme aussi considérable ; mais notre ancien clergé a été si souvent accusé de fanatisme et d’intolérance qu’on me pardonnera de m’être attardé à montrer sous un jour assez différent quelques-uns de ses membres les plus respectables et les plus haut placés.

  1. C’est à Mme Necker qu’est également due l’idée d’employer des religieuses à la garde des prisonnières, idée qui a donné depuis de si admirables résultats. Les premiers efforts tentés en France pour l’amélioration des prisons datent de l’administration de M. Necker, et c’est à Mme Necker que l’illustre Lavoisier faisait hommage au nom de ses confrères du projet de réforme rédigé par l’Académie des sciences.