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de gens à part qui s’étaient engagés par goût à faire aller ma maison, mais qui y vivaient aussi libres, aussi chez eux que moi-même. Vous savez encore que je m’assieds quelquefois au fond de ma cuisine en regardant rôtir le poulet du dîner et en donnant audience à mes coquins et à mes mendians. Mais je n’irais pas passer un quart d’heure avec eux, lorsqu’ils sont rassemblés, pour y passer le tems et écouter leur conversation. Elle m’ennuierait et me dégoûterait parce que leur éducation est différente de la mienne et que je les gênerais en même tems que je m’y trouverais déplacée. Or, vous êtes élevé comme moi et non comme eux. Vous ne devez donc pas être avec eux comme un égal. J’insiste sur ce reproche auquel je n’aurais pas pensé, s’il ne m’était revenu quelque chose de semblable d’une manière indirecte et par l’effet du hazard. Hippolyte se trouvant en patache avec un homme employé chez le général Bertrand, je ne sais plus si c’est comme ouvrier, comme domestique ou comme fermier, celui-ci bavarda beaucoup, parla de la famille Bertrand, de monsieur, de madame, des enfans et enfin de M. Jules. « C’est un bon enfant, dit-il, et bien savant, mais c’est jeune, ça ne sait pas tenir son rang. Ça joue aux cartes ou aux dames avec le chasseur du général. Nous autres gens du commun, nous n’aimons pas ça ; si nous étions élevés en messieurs, nous nous conduirions en messieurs. »

Hippolyte me raconta cette conversation, qu’il regardait comme un propos sans fondement, mais je me rappelai diverses circonstances qui me le firent trouver vraisemblable et entr’autres votre brouillerie avec la famille du portier, brouillerie qui n’aurait jamais dû avoir lieu parce que vous n’auriez dû jamais faire société avec des gens sans éducation. Je le répète, l’éducation établit entre les hommes la seule véritable distinction. Je n’en comprends pas d’autre, mais celle-là me semble irrécusable. Celle que vous avez reçue vous impose l’obligation de vivre avec les personnes qui sont dans la même position et de n’avoir pour les autres que de la douceur, de la bienveillance et de l’obligeance. De l’intimité et de la confiance jamais ; à moins de circonstances particulières qui n’existent point par rapport à vous, avec mes gens, ou avec ceux du général Bertrand. Voilà encore ce qui me fait dire que vous êtes paresseux.

Quand vos élèves sont couchés, au lieu d’aller niaiser avec des gens qui ne parlent pas le même français que vous, il faudrait prendre un livre et orner votre esprit des connaissances qui vous manquent encore. Si votre cerveau est fatigué des impatiences et des fadeurs de la leçon (je conviens que rien n’est plus ennuyeux), prenez un ouvrage de littérature. Il y en a tant que vous ne connaissez pas, ou que vous connaissez mal ! J’aimerais encore mieux que