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son père dans le secret de cette publication préparée en silence, et dans ce journal dont j’ai déjà cité quelques fragmens, elle traduisait son admiration sous cette forme un peu emphatique qui, chez la jeunesse, ne prouve rien contre la sincérité des sentimens :


Nous avons été nous promener, mon père et moi, sur le soir. Le soleil était prêt à se coucher, la nature était si belle ! Ah ! qu’un grand homme est mieux placé au milieu des grandes merveilles de la création que parmi la foule de ses semblables ; que cette analogie le dégracie ! tandis que, seul de son espèce, il semble par son génie ressaisir l’empire du monde et relever l’homme à la plus haute dignité dont il soit susceptible ! Nous avons parlé du nouvel ouvrage auquel il travailloit. Je croyais qu’il lui donnerait pour titre : de l’existence de Dieu, mais ce sera : de l’importance des idées religieuses ; il trouve que ce titre se rapproche plus de ses premières occupations et semble indiquer les vues d’un homme d’état. Il faut donc obtenir des hommes la permission de les entretenir de l’éternité en leur parlant du présent, et ils appelleraient vain et inutile tout ce qui n’aurait que l’âme et l’immortalité pour objet, Mais quelle belle idée que cet ouvrage pour mon père ! quel noble début je m’imagine ! quelle sublime excuse aux hommes de leur parler de Dieu ! quelles armes foudroyantes contre ceux qui voudraient jetter si haut le ridicule ! qu’il est beau de faire sentir par quelles vérités l’homme d’état peut se détacher des grands intérêts qui l’ont si vivement agité et quelles consolations, sans bornes comme sa pensée, il peut retrouver dans sa retraite ! Ah ! je vois l’ouvrage ; il m’apparait, mais il disparait aussitôt, et j’attends de le lire pour retrouver ce que je sens et ce que je ne puis dire.

Je crois que, si on donnait à tous nos amis à deviner quel ouvrage mon père fait, aucun ne le nommeroit. M. de Guibert lui-même serait bien loin de le deviner. Cette idée frappera peut-être son imagination : un grand homme qui vient appuyer de tout son génie ce que tant d’esprits ont voulu ébranler, un homme passionné d’amour des hommes qui veut, au-delà de sa tombe, au-delà de leur tombe, servir à leur bonheur. Toutes ces idées en foule pourront lui faire aimer ce sujet ; mais il est trop ambitieux, mais il est trop plein de vie, mais il se sent trop ces facultés puissantes qui peuvent remuer le monde, pour les en détacher et les élever à cette hauteur sublime où le génie peut trouver le repos. C’est là seulement qu’il peut l’y trouver.


Cependant Germaine Necker ne pouvait se dissimuler que ces nobles préoccupations ne suffisaient pas à remplir tout entière l’âme de son père, et que la pensée de M. Necker se tournait souvent, avec regret, vers ces jours passés où son action s’exerçait directement sur les affaires. Elle s’affligeait alors de sentir que son ardente affection ne suffisait pas à remplir une existence qui lui