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le royaume, l’empereur Alexandre laissait les deux partis se remuer autour de lui sans en décourager aucun, abandonnant à l’un l’autorité extérieure, à l’autre la force réelle. Aussi les adversaires de Milutine accusaient-ils parfois tout bas l’empereur de comploter avec Nicolas Alexèiévitch contre son propre gouvernement et contre ses propres agens.

On imaginerait difficilement l’ardeur de la lutte engagée autour du tsar, les obsessions auxquelles était exposé le souverain, la vigilance déployée dans ce siège de la volonté impériale. L’empereur devait-il, par exemple, aller en voyage, se rendre aux eaux d’Ems ou ailleurs, le prince Tcherkasski écrivait coup sur coup à Milutine, qu’une entrevue personnelle du maître avec le comte Berg, dans la gare de Kovno, risquait de tout perdre. Dans ses angoisses, Tcherkasski conjurait Milutme de trouver moyen d’accompagner Alexandre II, qui devait, disait-il, être à Kovno, littéralement assiégé par le comte Berg[1]. Milutine, qui connaissait mieux le souverain et avait plus de confiance dans sa fermeté, était obligé de représenter au prince Vladimir ce qu’une démarche aussi indiscrète aurait de déplacé et de blessant pour l’empereur. Malgré les instances réitérées de Tcherkasski, inquiet des projets du comte Berg, lequel dissimulait mal tout ce qu’il attendait de cette audience, Milutine, loin de chercher aucun prétexte de monter dans le train impérial, s’en remettait entièrement à la parole du souverain[2].

Dans ce combat des vainqueurs autour du cadavre de la Pologne, les deux partis et les deux chefs reçurent jusqu’à la fin presque simultanément des encouragemens et des récompenses qui semblaient leur de voir fournir de nouvelles armes. Le vice-roi de Pologne, qui, en 1864, en 1865 et 1866, contraignait Milutine à revenir plusieurs fois à Varsovie pour ranimer l’ardeur des siens, le comte Berg, était fait feld-maréchal, et son vaillant antagoniste, Milutine, était nommé ministre de Pologne.

Pour Nicolas Alexèiévitch, cette nomination tardive n’était pas un succès sans mélange, car elle semblait de voir le river encore pour plusieurs années à ces affaires polonaises dont il avait toujours hâte de sortir. Aussi, loin de briguer ce poste qui, depuis trois ans, semblait lui appartenir de droit et que l’empereur lui avait proposé dès 1864, avait-il longtemps plutôt cherché à l’éviter. « Vous aimez mieux faire des ministres que de l’être vous-même, » lui dit spirituellement à ce propos le prince G., vers 1864.

  1. Lettres de Tcherkasski à Milutine du 14/26 mai, du 16/28 mai et du 17/29 mai 1864.
  2. « Ces promesses de l’Empereur m’ont été confirmées plusieurs fois personnellement, et en outre par mon frère au moment du départ, etc. » (Milutine à Tcherkasski, 2/14 juin 1864.)