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meus est un monde d’apparences et que la moralité est la négation pratique de la réalité d’un tel monde[1]. »

Pour connaître « ce qu’est vraiment le monde » et pour exprimer cette connaissance dans ses sentimens et dans ses actions, il faut dépasser les apparences et atteindre la réalité. Or d’où viennent les apparences que m’offre l’univers? On connaît la réponse de Schopenhauer : elles naissent de la constitution de mon intelligence, qui tient elle-même à la constitution de mon cerveau. Supprimez toutes les têtes pensantes, avec leurs organes, aussitôt le soleil s’éteint, la mer se tait, la fleur se décolore, le monde visible s’évanouit. Les lois mêmes du monde, à en croire Schopenhauer, disparaissent aussi avec l’intelligence, dont elles ne sont au fond que les lois. On voit que Schopenhauer considère l’intelligence comme une faculté tout extérieure, qui n’est que la surface des choses et notre surface à nous-mêmes. Aussi le caractère essentiel de toute sa philosophie, et en particulier de sa morale, c’est d’être une révolte contre l’intelligence au profit de ce qui, selon lui, nous est plus intérieur.

Mais, dès le début, une objection se présente : comment connaître et déterminer ce principe intime qui sera vraiment en nous le moral, non plus l’intellectuel? Schopenhauer nous a dit lui-même que la pensée ne peut sortir de soi et de ses nécessités propres; comment donc pourrait-elle déterminer ce qui, de sa nature, échappe à la détermination intellectuelle? Une telle prétention reviendrait à connaître l’inconnaissable. « L’intelligence, qui voit tout du dehors, dit Schopenhauer lui-même, ressemble à un homme qui tourne autour d’un château, cherchant vainement une entrée, et qui, en attendant, esquisse la façade. » Pour échapper à cette difficulté, Schopenhauer suppose que nous avons en nous une faculté autre que l’intelligence, qui saisit immédiatement l’essence universelle en se saisissant elle-même : c’est la volonté, qui constitue par cela même le moral de l’homme. L’intelligence, dit-il conformément à l’esprit de Kant, a étant soumise aux formes du temps, de l’espace et de la causalité, ne peut nous donner par là même la chose en soi ; celle-ci doit donc être cherchée non dans une connaissance, mais dans un acte ; il y a une voie intérieure qui, semblable à un souterrain, nous introduit d’un seul coup, comme par trahison, dans la forteresse[2]. » — Mais à peine Schopenhauer

  1. Au reste, cette métaphysique sur laquelle la morale repose doit rester une cosmologie et ne jamais devenir une théologie. Elle nous apprend à connaître l’essence du monde et nous élève ainsi au-dessus des phénomènes; elle ne se demande ni d’où vient le monde, ni où il va, ni pourquoi il est, mais simplement ce qu’il est. (Die Welt als Wille, I, 53, II, 760.)
  2. Voyez die Welt, II, ch. XVIII et XXV.