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folie du vouloir-vivre et imposant par cela même sa loi à la nature, produit de ce vouloir. « Nous ne connaissons dans l’esprit, dit M. de Hartmann, qu’un facteur auquel il soit particulier de s’attribuer un pouvoir législatif sans condition et de réagir négativement contre ce qui lui résiste : c’est la raison. La raison exige absolument que tout soit raisonnable, et elle se retourne contre tout ce qui est contraire à la raison, soit pour le rendre raisonnable, soit, si cela est impossible, pour lui ravir l’existence[1]. » Au jugement porté ainsi par la raison correspond un sentiment particulier, qui est celui de l’obligation morale, et qui se ramène comme tous les sentimens, quoi qu’en dise Kant, à une inclination. « C’est le sentiment seul qui imprime à la représentation d’une action le caractère du devoir[2]. » M. de Hartmann ne considère d’ailleurs l’idée et le sentiment du devoir que comme des phénomènes intérieurs, constitutifs de l’état qu’on appelle la moralité; il réserve la question de savoir si cette idée et ce sentiment ont un objet qui les justifie. Remarquons-le bien, dit-il, nous nous mouvons ici sur le terrain des purs phénomènes de conscience. « Il ne s’agit nullement de prescrire au lecteur ce qu’il doit faire; il s’agit seulement de constater: 1° que, sans la représentation de cette idée : tu dois, il n’y a pas d’obligation, par suite pas de devoir, pas de moralité consciente; 2° que ce sentiment de l’obligation se rencontre effectivement dans la conscience. La question de savoir si à cette idée : tu dois, revient une importance plus que subjective et plus qu’illusoire reste en dehors de nos présentes recherches[3]. » Du reste de l’ouvrage, qui est loin d’être clair, il nous semble résulter que le devoir est une demi-illusion et une demi-vérité. A un premier point de vue, c’est une illusion si on veut en faire quelque chose d’absolu et de définitif, car « l’absolu n’a pas de devoir. » En effet, le devoir n’est que la conformité à la raison, et la raison a pour objet la finalité, principalement la fin absolue. Or, pour l’être absolu et universel, la poursuite de la fin est simplement naturelle ; pour l’homme seul elle devient morale, parce que l’homme a une double nature : « il est à la fois l’être universel et telle forme individuelle de cet être. » La raison exige alors que l’individu soit subordonné à l’universel : de là, la vérité du devoir. La moralité n’appartient donc qu’au règne des phénomènes et des individus, et comme ce règne doit être détruit, elle travaille à sa propre destruction. Le devoir consiste à amener un état de choses où tout devoir aura disparu ; il est donc, pourrait-on

  1. Phénoménologie, p. 318.
  2. P. 307.
  3. P. 318.