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Selon nous, ces deux principes du pessimisme, — que toute volonté tend exclusivement au plaisir, et qu’elle ne peut espérer le bonheur pour soi ni pour les autres, — aboutissent, tout comme le monisme métaphysique de Schopenhauer, à l’épicurisme et non à la morale de la pitié ou de la bienfaisance. Rappelons-nous l’argumentation de M. de Hartmann. — Pourquoi, se demande-t-il, sommes-nous égoïstes? Parce que nous cherchons notre bonheur aux dépens des autres; donc, ajoute-t-il, si la philosophie nous convainc que l’espoir du bonheur est chimérique, la conscience de chacun sera « profondément pénétrée de la folie du vouloir et de la misère de l’existence ; par cela même, l’énergie du vouloir, la tendance vers l’individualité, l’attachement à soi cessera; chacun se considérera comme ne faisant qu’un avec tous, ou plutôt avec le tout. » Il est évident, conclut M. de Hartmann, que, « du point de vue de notre doctrine plus que des autres, l’absolu dévoûment de la personne au tout est possible[1]. » Ne pourrait-on soutenir au contraire que, dans cette hypothèse, le dévoûment de l’individu, d’abord à tous les autres individus semblables, puis au tout, est une absurdité? — Pour que nous nous aimions les uns les autres, dites-vous, il faut d’abord nous convaincre que le monde est radicalement mauvais, que l’existence est en elle-même un mal, que le grand œuvre et le but du progrès, c’est l’anéantissement du monde par le consentement unanime des volontés. S’il en est ainsi, il ne faut nous aimer mutuellement que pour nous annihiler ensuite : voilà le seul rôle de la fraternité ; et vous voulez nous faire travailler à cette délivrance finale avec la même ardeur que nous travaillerions à la venue de la félicité universelle ! Comment un but aussi négatif serait-il un mobile suffisant pour détruire l’égoïsme ?

De deux choses l’une : ou la souffrance qui est le lot universel est réellement un mal suprême, ou elle n’est qu’un mal relatif et secondaire. Dans le premier cas, puisque la souffrance est le mal par excellence, pourquoi ne prendrais-je pas pour règle de l’éviter, moi, avant tout et par tous les moyens? — La source de l’égoïsme, dites-vous, est la fausse idée qu’on peut trouver le

  1. Philosophie de l’inconscient, trad. Nolen, 497-498 et suiv.