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et des intelligences, par cela même l’abaissement général et la décadence de la science, de l’art, de la moralité, de la prospérité sociale. En un mot, l’utilitarisme universel est en contradiction avec le progrès que cherche l’évolutionnisme[1]. M. de Hartmann essaie d’établir cette prétendue nécessité du nivellement pour le bonheur universel par une de ces équations algébriques, la plupart fausses, dont se montre prodigue chez certains philosophes allemands le charlatanisme mathématique. Il croit prouver par le calcul que la somme générale des jouissances atteint son maximum quand toutes les fortunes deviennent égales[2]. Par malheur, ou par bonheur, ce calcul est inexact. En effet, M. de Hartmann suppose que la jouissance est exclusivement proportionnelle à la fortune, et à la fortune considérée en son état brut, indépendamment des lois de la répartition économique. Or, rien ne prouve que le nivellement absolu et brutal des fortunes, — qui entraînerait une foule de maux, — serait apte à produire le maximum de bonheur dans l’humanité. Les maux qu’il engendrerait, énumérés par M. de Hartmann lui-même, démontrent au contraire que l’utilitarisme véritable, loin de se faire niveleur, doit laisser les fortunes s’égaliser peu à peu spontanément par le fait d’une égalité progressive entre les droits, les libertés, les intelligences, etc. Si, du jour au lendemain, on prétendait égaliser tout sous prétexte d’accroître le bonheur général, on tarirait précisément des sources supérieures de progrès et de bonheur: science, industrie, art, etc. M. de Hartmann le reconnaît; il combat donc ici contre lui-même et s’enveloppe dans une foule de contradictions, inconscientes pour lui, manifestes pour les autres. Après avoir développé toutes ces fausses conséquences, il finit par s’en prendre aux principes d’égalité et de liberté proclamées par la révolution française, les plus creuses abstractions, selon lui, qu’ait fait germer dans les cerveaux le « plat rationalisme » de notre philosophie du XVIIIe siècle[3].

  1. Phénoménologie, p. 626.
  2. C’est un raisonnement analogue à celui de Bentham. Voyez le chapitre consacré à Bentham dans la Morale anglaise contemporaine de M. Guyau.
  3. Quand Schopenhauer et M. de Hartmann ont parlé du plat rationalisme, du plat optimisme, du plat libéralisme, etc., ils croient avoir triomphé de leurs adversaires. Ceux-ci pourraient répondre en signalant leur lourde scolastique, leur lourde sophistique et, en politique, leurs lourdes prétentions à l’aristocratie intellectuelle; mais des épithètes ne sont pas des argumens. — Parmi les argumens de M. de Hartmann il y en a d’étranges ; par exemple, l’égalité stricte devant la loi est à ses yeux le comble de l’absurdité et de l’iniquité, parce que les effets d’une même peine sont bien différens suivant le sujet auquel on l’applique. Comme si le code pénal pouvait se régler sur autre chose que sur des moyennes et prendre pour but, non la simple compensation ou justice commutative, mais l’exacte proportionnalité de l’expiation à l’immoralité intérieure! M. de Hartmann veut-il donc nous ramener aux peines et aux supplices variés du moyen âge, où on prétendait calculer exactement le démérite moral, la sensibilité du sujet et le degré de tortures propre à satisfaire l’absolue justice distributive? — La fin qu’on doit poursuivre dans la société, conclut M. de Hartmann, n’est ni l’entière liberté ni l’entière égalité ; c’est le remplacement des formes surannées d’inégalité et de servitude par des inégalités et des servitudes légitimes, c’est-à-dire réclamées par l’état actuel de la société. — Il ne reste plus qu’à savoir qui déterminera le degré et la forme de ces servitudes. — Le gouvernement, sans doute, ce qui conduit au despotisme. — Qu’on nous permette, pour toutes ces questions, de renvoyer à notre chapitre sur l’égalité dans l’Idée moderne du droit, et à notre chapitre sur la justice commutative dans la Science sociale contemporaine, livres I et IV.