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Comme on le voit, M. de Hartmann s’est fait de l’utilitarisme universel une conception chimérique et exclusive du progrès. Non moins chimérique est l’idée qu’il va se faire maintenant de la morale évolutionniste, c’est-à-dire de cette doctrine qui demande le progrès social aux lois naturelles de l’évolution et de la sélection. A l’en croire, une foule d’iniquités seraient justifiées par la morale de l’évolution et du progrès : la guerre, la concurrence économique, la tyrannie du capital, le prolétariat, parce que ce sont là des facteurs puissans de la sélection naturelle au sein de l’humanité et par suite du progrès sous toutes les formes. La doctrine de l’évolution, ajoute-t-il, est donc aristocratique; elle sacrifie l’intérêt des individus à celui d’une fin supérieure vers laquelle l’humanité s’achemine sans en connaître la nature. Tandis que la morale du bonheur poursuit le bien des individus inférieurs, celle du progrès poursuit le bien de l’individu supérieur. — Telle est l’opposition établie par M. de Hartmann entre les deux doctrines morales aujourd’hui dominantes. Selon nous, cette opposition n’est qu’apparente; elle n’existe qu’entre l’utilitarisme mal entendu et l’évolutionnisme mal entendu. En effet, nous venons de le voir, c’est mal comprendre l’utilité sociale et le bonheur universel que de tout niveler et de tout abaisser : le progrès même fait partie de l’utilité sociale et a pour conséquence le bonheur social. C’est cette conséquence que nie le pessimisme de M. de Hartmann, obligé par système de voir tout en noir ; mais son argumentation repose sur une fausse idée de l’évolution et du progrès social. Si ce progrès avait pour condition nécessaire, dans l’avenir comme dans le passé, l’écrasement des faibles par les forts, des élémens inférieurs par les supériorités ou, inversement, des supériorités par les élémens inférieurs, conséquemment la tyrannie du capital et de l’intelligence sur le travail ou la tyrannie du travail sur le capital et l’intelligence, en un mot, le despotisme aristocratique ou le despotisme démagogique, on aurait sans doute le droit de conclure que la société est vouée à des maux qui croîtront avec le progrès même de ses institutions. Mais ce sombre tableau est fantastique. La