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sélection ne s’exercera pas toujours dans l’humanité par voie d’écrasement, comme chez les animaux. Une fois transportée dans le domaine intellectuel et moral, nous voyons la sélection se produire par voie de liberté et profiter finalement à l’égalité : les découvertes de la science, par exemple, quoique dues à la supériorité intellectuelle de quelques-uns, sont profitables à tous, et encore bien mieux les découvertes morales, les inventions de la vertu, de la charité, de la philanthropie. La morale de l’évolution et de la sélection naturelle n’a donc nullement pour conséquence nécessaire le despotisme et l’inégalité croissante; tout au contraire, les inégalités qui servent d’instrumens au progrès sont de moins en moins oppressives pour la masse et de plus en plus promptes à se changer en égalité. C’est comme une eau nouvelle qui surgit d’une source intermittente dans un bassin au large fond; l’eau bouillonnante qui vient des profondeurs du sol s’élève d’abord au centre du bassin et jaillit en un jet puissant plus ou moins élevé; mais comme elle retombe ensuite et s’épand, le niveau de la masse finit par s’égaliser dans toute son étendue et par monter tout entier de plus en plus haut. Voilà l’image du progrès social.

N’ayant point su trouver la vraie conciliation de la morale utilitaire et de la morale évolutionniste, du bonheur pour la majorité et du progrès par les minorités, M. de Hartmann demande en dernier recours à la métaphysique du pessimisme la solution d’un problème qui ne réclamait que quelques connaissances plus exactes en sociologie et en politique. — Puisque le progrès, dit M. de Hartmann, a précisément pour résultat le malheur de l’humanité, il ne nous reste plus qu’une ressource, c’est de donner pour fin dernière à ce progrès l’anéantissement de l’humanité même et du monde. — Au lieu de se demander si l’apparente nécessité d’un remède aussi bizarre ne viendrait pas d’une fausse conception du mal et de ses causes, notre médecin métaphysicien ne conçoit pas le moindre doute sur ses théories sociales, ni sur le « suicide cosmique » comme seule ressource du malade désespéré, il ressemble à un docteur qui dirait : « Je ne sais comment vous guérir, et pourtant il est avéré que je possède la science absolue, infaillible; il faut donc que votre mal soit inguérissable ; par conséquent, je vous engage, quoique vous trouviez à tort votre existence tolérable, à prendre cette potion qui vous délivrera à la fois de la vie et de vos maux. » Avant de boire ce remède in extremis, nous concevrions quelques doutes sur la science absolue du docteur, fùt-il Allemand.

Suivons cependant M. de Hartmann dans ses déductions. Selon lui, la conciliation de la morale du bonheur universel et de la morale du progrès se trouve dans le point de vue supérieur du