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mais difficile à apprécier. Cependant il serait très important de discerner ce qui provient de l’engrais dans la belle végétation de quelques-unes de ces vignes, et ce qui appartient en propre au cépage lui-même. L’engrais a une action très puissante, ce n’est pas douteux, puisque avec les engrais seuls on a pu faire vivre plusieurs années les cépages les plus fragiles, par exemple des aramons, et leur faire produire d’abondantes récoltes. Pour des espèces occupant un rang élevé dans l’échelle de la résistance, les effets seront plus durables. Ce n’est pas sept ou huit ans qu’on gagnera sur la durée et la fructification de la vigne, mais quinze ou vingt ans, peut-être plus, c’est-à-dire un temps plus long que celui des expériences les plus anciennes. Lors donc qu’on admire une plantation en vignes américaines, on a toujours à se demander si le principe de leur résistance réside en elles-mêmes ou dans l’engrais qu’on a pu leur prodiguer.

Le départ entre ce qui appartient à ces deux causes différentes est fort important pour deux raisons. Voici la première : l’engrais coûte très cher. Quand on l’emploie en se proposant d’augmenter le rendement, comme il arrive sur une vigne saine, c’est une balance à faire entre la dépense et l’augmentation prévue de la récolte; quand on demande à l’engrais le soutien d’une vigne malade, les substances fertilisantes répandues dans le sol sont employées presque en totalité à la régénération de la plante, et lui permettent simplement de réparer les dommages causés par l’insecte, — quelquefois aussi par un traitement insecticide; mais le rendement reste à peu près ce qu’il serait sans les engrais si le phylloxéra n’y était pas. Ce surcroît de dépense est-il avantageux? — Oui, avec les vignes américaines, parce qu’on en vend les sarmens à un prix très élevé; et pour peu que la production du bois s’en trouve accrue, l’opération est excellente. Mais cette situation n’est que transitoire; le prix du sarment fléchira fatalement à mesure qu’on en pro luira davantage; il n’intervient plus lorsqu’on greffe ces vignes avec des plants français, et on n’a plus alors que le vin. Tant qu’on vend du bois, non-seulement les engrais, mais les insecticides les meilleurs peuvent être répandus à pleines mains, et la terre rend toujours avec usure ce qu’on lui donne. Or, ce que peut faire avec d’immenses bénéfices celui qui vend les cépages est impraticable et ruineux pour celui qui les achète, s’il veut simplement reconstituer ses vignes et leur faire produire du vin.

Voici la seconde raison, qui tient de très près à la première. Les vignes américaines ne valent que par la distance qui les sépare des vignes françaises dans l’échelle de la résistance. Tout expédient qui accroîtra cette distance leur donnera une valeur artificielle au profit de celui qui vend, au détriment de celui qui achète; et ce qui peut éveiller quelque inquiétude, c’est que ceux qui connaissent ces cépages par ce qu’ils en voient semblent les apprécier beaucoup moins que ceux qui