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les sentimens d’un homme libre, servire liberaliter, telle était sa devise, et il comptait sur la religion qu’il avait inventée pour réduire les peuples à leur devoir, pour régler leurs désirs et leur conduite. Il avait décidé que, si Dieu se révèle dans les étoiles et dans les roses, il se manifeste plus clairement encore dans les grands hommes, et il a prêché jusque sur les toits l’adoration des grands hommes. « Le culte des héros, disait-il, est le seul qui puisse subsister parmi tous les débris dont la tempête révolutionnaire a couvert le monde, c’est la seule épave que nous puissions sauver de ce grand naufrage, ou plutôt c’est la pierre angulaire que la révolution n’a pas renversée et sur laquelle nous rebâtirons. La nature est toujours divine, les héros sont toujours adorables, voilà la religion qui nous reste. »

Quand il parle des héros, Carlyle n’est jamais de sang-froid; c’est alors surtout qu’il monte sur le trépied, qu’il éclate en transports lyriques, en hosannas, qu’il embouche la trompette. Il réduit l’histoire universelle à un certain nombre de biographies, mises bout à bout, et il déclare qu’il faudrait désespérer de l’humanité si elle ne produisait plus de héros, ou si elle réussissait à s’en passer, ou si elle refusait ses hommages et sa vénération à ceux qu’elle enfanta jadis. Certes il n’a pas absolument tort. On peut lui accorder que ces redoutables trouble-fêtes qu’on appelle les grands hommes sont pour le genre humain un article de première nécessité, et que s’il fallait opter entre une société troublée par les rêves du génie et une autre fort tranquille où chaque jour ressemblerait à la veille, où toutes les têtes seraient de niveau, où chacun jouirait avec délices de la liberté d’être médiocre, le choix du vrai philanthrope serait bientôt fait : « J’ai vu sur les côtes de l’Océan des bancs d’huîtres, disait un sage, j’ai senti leur bonheur, je ne l’ai pas envié. » On peut lui accorder aussi que les dénigreurs de renommées sont en général de sottes gens et que s’il n’y a pas de héros pour son valet de chambre, il faut en conclure non que les héros ne sont pas des héros, mais que les valets de chambre sont des valets de chambre. Hegel l’avait dit avant lui, et avant lui Hegel s’était moqué de ces maîtres d’école qui remontrent à leurs élèves qu’Alexandre et César étaient des ambitieux sans moralité, travaillés par de mauvaises passions, d’où il s’ensuit que le maître d’école vaut bien mieux que César et qu’Alexandre, car il est exempt de toute mauvaise passion, et il le prouve en s’abstenant de conquérir l’Asie ou de gagner la bataille de Pharsale. Hegel avait dit encore que Thersite, ce terrible contempteur et insulteur des rois, est un type éternel, et que s’il ne reçoit pas dans tous les siècles des coups de bâton, on peut laisser le soin de le punir à la jalousie qui le dévore, au ver immortel qui le ronge.

Mais Hegel était un philosophe; il ne se piquait pas de fonder une religion, et il n’a eu garde de canoniser les grands hommes. Après