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est-il dit, ont une même apparence ; ce n’est qu’une même chose dans le public; il n’y a que l’intérieur qui les distingue. » Or, comme cet intérieur ne se voit pas, on pourra toujours supposer, si on le veut, que le dévot est un hypocrite : c’est ainsi qu’on ne peut pas frapper l’un sans toucher à l’autre.

C’est surtout Bourdaloue qui, dans un admirable sermon sur l’hypocrisie, a développé avec un art profond et une émouvante dialectique cette grave objection contre le chef-d’œuvre de Molière. Dans ce sermon dont on ne sait pas exactement la date, mais qui ne doit pas être très éloignée de la représentation publique de Tartufe, c’est-à-dire dans les environs de 1669, Bourdaloue a pris pour sujet l’hypocrisie; mais avec une habileté qui témoigne qu’il appartient bien à son ordre, au lieu de prendre à partie, comme on s’y attendait, l’hypocrisie elle-même, il trouva moyen de parler contre ceux qui l’attaquent : « Au lieu d’employer mon zèle, dit-il, à combattre l’hypocrisie, j’entreprends de combattre ceux qui raisonnent mal sur le sujet de l’hypocrisie, ou en tirent de malignes conséquences, ou en reçoivent de fausses impressions, ou s’en forment de fausses idées au préjudice de la vraie piété. » Développant ces trois idées, Bourdaloue distingue trois sortes de personnes dans le christianisme : « les mondains et les libertins, » qui en sont les ennemis déclarés ; « les chrétiens lâches, » qui ont peur de professer leur foi ; et « les ignorants et les simples » qui se laissent séduire. Or pour ces trois sortes d’hommes, l’hypocrisie est un prétexte ou un scandale. « Les uns y trouvent la justification de leur impiété, les autres le prétexte de leur lâcheté, les troisièmes l’excuse de leur imprudence. » Voyons d’abord les libertins, les incrédules, les esprits forts, déjà si nombreux à cette époque, comme nous le verrons bientôt en parlant de Don Juan. Ceux-ci se prévalent de la fausse piété pour se persuader qu’il n’y en a pas de véritable ou du moins qui ne soit suspecte. C’est donc par intérêt personnel que le libertin appelle du nom de cagotisme ou de tartuferie toute espèce de piété. C’est que « l’impie étant déterminé à être impie, voudrait que le reste des hommes lui ressemblât, » et « parce qu’il y a des dévots hypocrites, il conclut que tous le peuvent être. » C’est là une sorte de raisonnement analogue à celui que Descartes, dans son doute méthodique, dirigeait contre la véracité des sens : Puisqu’ils nous trompent quelquefois, disait-il, ils peuvent bien nous tromper toujours. Par la même raison on ne peut dire qu’il existe un seul dévot véritable : car, plus il sera parfaitement hypocrite, mieux il jouera la dévotion? S’il n’est pas certain qu’elle est fausse, au moins doit-elle être suspecte, puisque nous n’avons aucun critérium pour nous assurer qu’elle