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plus que par l’intention expresse de Molière, doit toute sa beauté à sa liberté.

Don Juan est en quelque sorte la contre-partie du Tartufe. Dans Tartufe, Molière avait joué la fausse dévotion; dans Don Juan, il joue l’impiété. Il semble qu’il ait saisi cette occasion de répondre aux attaques dont Tartufe était l’objet. J’ai si peu voulu, semble-t-il dire, flétrir la vraie piété que j’ai mis ensuite sur la scène l’incrédulité brutale, l’impiété insolente, l’athée foudroyé. Ainsi l’athéisme et l’hypocrisie étaient l’un et l’autre et également flagellés. La vraie piété seule était mise à l’abri de toute atteinte et sortait au contraire de ce double combat plus pure et plus respectée. Nous ne savons si Molière a fait le calcul que nous lui prêtons; mais, s’il l’a fait, ce calcul ne lui réussit pas beaucoup; et Don Juan, bien loin de désarmer les ennemis du Tartufe, leur fournit de nouvelles armes.

C’était cependant une pensée hardie et profonde de mettre sur la scène le libertinage de la pensée uni au libertinage des mœurs. Don Juan est un document qui nous atteste l’existence et la puissance d’une secte de libres penseurs au XVIIe siècle. Quand nous nous représentons la société de ce siècle, telle que l’a faite l’autorité de Louis XIV, il semble que ce fut une société dominée par la foi et par une seule foi. La religion couvre tout. La libre pensée se glisse à peine et se laisse seulement deviner dans toute la littérature du siècle. Avant Bayle, on ne rencontre pas un représentant attitré du scepticisme en matière religieuse, et Bayle, lui-même, affecte de mettre la foi décote et à l’abri. Les sceptiques tels que Charron, Lamothe le Vayer, Gassendi, sont des hommes d’église, croyans ou très discrets, que l’on n’est pas autorisé à compter parmi les incrédules. En un mot, rien de plus étrange pour nous que cette peinture hardie de l’athéisme dans un temps et au milieu d’un monde où il semble qu’il n’y eût pas d’athées. Et cependant un grand nombre de faits nous autorisent à croire que non-seulement l’incrédulité a existé au XVIIe siècle, mais qu’elle y a été puissante, qu’elle a préoccupé vivement les hommes religieux. En voici quelques preuves.

Que l’on lise dans Pascal le célèbre morceau qui commence par ces lignes : « Qu’ils apprennent au moins quelle est la religion qu’ils combattent avant que de la combattre. » Peut-on croire que Pascal eût écrit ces pages si vives et saisissantes s’il n’eût rencontre autour de lui et connu de près des sceptiques en religion, s’il ne les eut crus redoutables, s’il n’en eût été lui-même effrayé? Il trouve que c’est là « un étrange renversement dans la nature de l’homme, » et il lui semble incroyable qu’une seule personne « pût y être. » Et cependant