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l’aspect extérieur des choses. On serait tenté de dire que ce don n’est pas moins particulier, moins spécial, moins unique dans la littérature contemporaine aux romanciers anglais que jadis aux petits maîtres hollandais dans l’histoire de la peinture. C’est l’art de se laisser faire et de transporter directement sur la toile ou de fixer par des mots l’impression des choses telle qu’on la reçoit, presque involontairement. Pour le bien sentir, ce sont des exemples insignifians par la nature même des objets représentés qu’il convient de choisir: « Joanna a besoin de pleurer, et elle se sent soulagée par les larmes qui coulent en grosses gouttes sur ses garnitures de crêpe et qui s’arrêtent tout à coup quand elle s’aperçoit qu’un gras et bel enfant frisé, assis en face d’elle, la regarde obstinément et effrontément, comme s’il se demandait s’il est permis à une grande personne de pleurer. » Voici un bout de conversation que je détache de ce même roman de Joanna — pour compenser ce que j’en ai dit tout à l’heure :

« — On se passe difficilement de la société des militaires quand on y a toujours été habituée, dit pompeusement Mrs Moberley. Ces enfans appartiennent à l’armée, leur père était officier!

« — Dites qu’il était le chirurgien du régiment, s’écrie l’honnête Diana.

« — Je ne nie pas qu’il fût docteur, mais cela n’empêche pas d’être militaire.

« — Personne ne fait grand cas des docteurs, rétorque Diana. Qui de nous voudrait danser avec le docteur Slop?

« — Vous savez aussi bien que moi qu’ils ont rang d’officier, s’écrie avec chaleur Mrs Moberley, et leur uniforme est beaucoup plus beau.

« — Ce n’est pas la même chose, répète obstinément Diana, et toutes les fois que je vous entendrai dire que papa était officier, j’expliquerai tout de suite qu’il n’était que chirurgien militaire. »

Ce n’est rien, et ce dernier trait sans doute est moins encore : « Cependant les taquineries cessent, les deux enfans se retirent dans l’embrasure d’une fenêtre, où ils font si peu de bruit que Joanna, qui va s’assurer de la cause qui les tient si tranquilles, les trouve occupés sérieusement à essayer qui gardera le plus longtemps un centime sur son nez. » Mais c’est justement parce que ce n’est rien que c’est quelque chose, — justement parce que ces détails en eux-mêmes sont de nul prix, justement parce qu’il n’y a pas dans ces quelques lignes un seul mot qui peigne, je veux dire qui vienne pour l’effet, — justement parce que cela n’a de mérite enfin que d’avoir été vu, senti, aimé, compris et rendu.

Et de là nous pourrions déduire une comparaison, qui serait peut-être instructive, entre le réalisme des romans anglais et le naturalisme de nos romans français. C’est dommage que les romans de miss Rhoda